top of page

(Texte initialement paru dans Animalice numéro 2, parution octobre 2020 – cliquer ici pour le commander)

Cliquez ici pour découvrir d’autres textes inédits

 

Les derniers résidus des colonnes de fumées toxiques crachées cent kilomètres à l’ouest par les hauts-fourneaux des zavodi Djarzinski, Beria, Lyssenko, Kourtchakov, Stakhanov et Melnik se désagrègent dans le ciel couleur marécage. Six ventres voraces que nourrissent sans répit treize millions de tonnes d’ordures incinérées chaque année : dix millions de tonnes de papier, deux millions de tonnes de plastique, un million de tonnes de déchets industriels non dangereux et quelques centaines de tonnes de déchets industriels dangereux et de déchets médicaux et biologiques. Au total, un tiers des trente-neuf millions de tonnes d’ordures (dont quinze millions proviennent du trafic illégal) importées par la RIM à des fins de recyclage, destruction ou stockage.

Dans cette désolation grise et boueuse, creusée de fondrières et parsemée d’une végétation terne et malade, nulle trace de vie humaine à l’exception de la prison secrète pour femmes numéro 3, ni de vie animale à l’exception du cadavre de l’oiseau géant. Personne ne sait d’où il vient. Personne n’a jamais vu voler un machin de cette taille qui soit fabriqué d’autre chose que de plastique et d’acier. Ses proportions et son aspect évoquent le faucon de l’Amour – Amour comme le fleuve, pas comme le sentiment : plumage gris foncé à l’exception du ventre gris clair et du dessous des ailes, longues, étroites et pointues, qui est blanc, pattes rouge orangé terminées par de longues serres, bec crochu, rouge orangé à la pointe noire, yeux brun foncé cerclés de rouge orangé.

Alors que le faucon de l’Amour ordinaire possède une envergure, ailes déployées, d’environ soixante centimètres pour une taille moyenne de trente, ce spécimen mesure au moins quinze mètres. Bien que ses ailes soient pliées et cassées par la chute, il est aisé d’imaginer que déployées leur envergure dépasse les trente mètres – la longueur de trois ou quatre autobus. Des excroissances de chair pâle semblables à des tétines lui couvrent le dos, espacées chacune d’une dizaine de centimètres et s’étendant en deux lignes parallèles de part et d’autre de la colonne vertébrale. Le bec, largement ouvert et fracturé, laisse voir une longue langue rose et bifide et quatre rangées de dents, deux en haut, deux en bas, effilées et jaune clair. Beaucoup sont cassées. Les nombreuses blessures qui lui meurtrissent le corps laissent voir une chair gris cendre et des os noirs. Le sang qui s’est écoulé des plaies est clair, presque transparent, collant, pareil à de la sève ou à de la lymphe.

La prison secrète pour femmes numéro 3, à trente kilomètres à l’ouest de l’endroit où est tombé l’oiseau géant, compte neuf cent prisonnières. Le personnel, mixte, se compose de cent cinquante gardiens et agents administratifs et techniques. L’émeute a commencé quarante-huit heures plus tôt et les détenues prennent le dessus. Elles réclament davantage de nourriture : leur ration quotidienne s’élève à mille calories alors que pour le travail qu’elles effectuent, elles assemblent des smartfoni à la chaîne quatorze heures par jour, il en faudrait le double. Elles réclament des soins efficaces : beaucoup souffrent de pathologies liées à la malnutrition, au froid, au manque de sommeil, au climat insalubre et les médicaments, originaires d’Europe ou des USA, inadaptés à la réalité sanitaire du camp, proviennent de stocks périmés revendus en sous-main par les zavodi de traitement des déchets chargées de les détruire. Elles réclament des vêtements chauds et neufs : les leurs tombent en lambeaux, à l’exception des combinaisons stériles blanches obligatoires sur les chaînes d’assemblage – les abîmer est passible de mort.

Une trentaine d’émeutières ont envahi l’armurerie. Une centaine occupent les ateliers. Une partie des machines et la plupart des stocks ont été détruits. Le directeur est mort ce matin, jeté par la fenêtre de son bureau. Quatre-vingts prisonnières et vingt-cinq gardiens sont morts. Le personnel survivant est retranché dans les bâtiments administratifs. Depuis le début de la révolte la prison est coupée du monde : plus de communication, plus de ravitaillement, plus rien. Dans vingt-quatre heures les réserves de nourriture seront épuisées. Les forces de police, les forces armées et les compagnies privées de sécurité basées à Mertvecgorod n’interviennent pas. Les drones surveillent sans agir. Ceux qui possèdent la capacité et le droit de rétablir l’ordre restent passif car l’échec incombera à ceux qui sont politiquement et administrativement responsables de la sécurité de la prison. 

Peut-être que l’émeute a été déclenchée par des éléments extérieurs au camp. Le fameux « buro C » est le principal suspect. Il agirait pour le compte du Groupe des Quatre, en conflit avec l’amiral Doubinski. Ce différent trouverait sa source dans une enquête menée par l’ONU à propos du trafic d’organes, endémique dans le pays, enquête téléguidée par la Chine qui souhaite récupérer certaines subventions versées à la RIM dans le cadre du PNUE. Privés d’eau potable, de nourriture et d’électricité, prisonnières, gardiens et employés encore en vie, moins de deux cents personnes en tout, concluent une trêve et fuient le camp. Tandis que quelque chose se débloque dans les coulisses du pouvoir, la horde découvre la carcasse de l’oiseau géant. Lorsque les drones massacrent tout le monde, le feu tombé du ciel hachant les deux cents corps en moins d’une minute, les fuyards et les fuyardes ont bouffé la moitié de l’oiseau et dorment, repus, protégés du froid par des feux de camp, emmitouflés dans les plumes blanches, chacune assez grande pour servir de couverture.

bottom of page