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(Texte initialement publié dans le Fenzin numéro 1, paru en septembre 2021)

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Je me tire et je vous emmerde. J'ai cessé de mater du porno, de jouer à Tetris, à la Dame de Pique et à Worms, de traîner sur Facebook du matin au soir et il me reste quoi ? Le monde réel et les livres. Mais les bons bouquins ne sont pas assez nombreux et de toute façon vous les occupez aussi, comme si tout envahir dehors ne suffisait pas.

J'ai cru un moment que seuls les Français me brisaient les couilles avec leur manière unique au monde de se comporter en réacs racistes homophobes de gauche, progressistes multiculturalistes et pacifistes convaincus que la guerre est nécessaire chez les autres. Mais non. Je vous ai vus à Bruxelles, Liège, Lisbonne, Madrid, Genève, Berlin, partout.

Comment quitter ce monde autrement que les pieds devant ?

Il faut inverser le problème. C'est pas moi qui doit me jeter hors de la réalité, mais la réalité que je dois jeter hors de moi. Un exorcisme.

Je me tire à Mertvecgorod, capitale fictive d'un pays qui n'existe pas. Comme j'aime le bus, c'est en bus que j'y vais.

Je quitte Paris, gare routière de Galliéni, le 22 mars à dix-neuf heures trente-cinq. J'arrive à Berlin, station Zentral Omnibusbahnhof, le lendemain à huit heures. Trois heures plus tard je grimpe dans un Eurolines qui me laisse à Kiev, arrêt Avtostanciya, le 24 mars à quinze heures trente. À dix-sept heures j'embarque dans un SV-Trans Plus TK à destination de Marioupol, Ukraine. Il m'y dépose le matin suivant à sept heures quarante-cinq. J'apprends que l'unique bus quotidien assurant la liaison avec Mertvecgorod part à minuit. Je profite de mon attente pour visiter la ville, dernière du monde réel où je mettrai les pieds.

Sur ces dernières soixante-douze heures, j'en ai passé cinquante-six dans des bus, dont moins d'une dizaine consacrées à dormir. Je me sens fantomatique.

Marioupol est une grande cité portuaire et industrielle, battue par les vents, rongée par l'humidité et marquée par les affrontements de 2014-2015. Dans certaines rues les impacts de balles grêlent les façades sur plusieurs dizaines de mètres. Beaucoup de vitrines sont remplacées par des barricades. Des immeubles entiers ont disparu dans les bombardements, laissant à la place des trous emplis de décombres et de boue glacée masqués par des palissades couvertes de tags. Dans les larges avenues où je me promène, hagard, l'air est blanc et coupant et l'ambiance à la fois calme et tendue semble anesthésier tout le monde. Les gens agissent avec prudence, comme si tout pouvait péter à nouveau. Les commerçants, les passants, les sans-abri et même les flics et les soldats donnent l'impression de marcher sur des œufs. Pour une ville de plus de quatre cent mille habitants il règne un calme anormal, un silence étouffant que mettent en relief les rares véhicules en circulation.

Les affrontements se sont interrompus depuis les accords de Minsk II, mais l'activité sidérurgique et portuaire quasi à l'arrêt et la forte présence militaire, mélange de troupes régulières et de miliciens néo-nazis appartenant régiment Azov, rappellent la fragilité du cessez-le-feu. La violence donne l'impression de pouvoir recommencer n'importe quand.

Le long du port immense et dépeuplé j'erre comme un somnambule en observant les cargos épars et les grues manœuvrant au ralenti. Il flotte une puissante odeur de sel, d'huile de moteur et d'essence. Le froid pique la peau. Les dockers ont des visage rouges, épais, marqués par les intempéries et la guerre. Je pense aux américains blanc et rose, dodus comme des gros enfants, et aux personnes comme moi, qui vivent dans un climat tempéré, travaillent au chaud et ne risquent ni balle perdue ni mauvais coup en quittant leur domicile. Les gens d'ici paraissent dix ans de plus que leur âge réel, leurs mains sont rêches et puissantes, les miennes sont lisses et douces et à quarante-cinq ans je semble en avoir trente-cinq.

Je retourne à la gare routière. Les autres voyageurs sont russes, grecs ou turcs. Tout le monde s'emmerde ferme. Le chauffage ne marche pas. Le courant subit des baisse de tension conférant au gigantesque hall, qui résonne de voix s'exprimant dans des langues que je ne comprends pas, l'aspect d'une cathédrale à l'agonie. Je bois du café et bouffe des sandwiches pas chers et savoureux qui débordent de viande grasse et de sauce pimentée. L'épuisement transforme le décor et la situation en rêve bizarre, charge d'étrangeté chaque détail.

À minuit nous embarquons. Nous sommes le 26 mars depuis quelques secondes mais je me sens hors du temps. Nous stoppons à la frontière de la République Indépendante de Mertvecgorod une heure plus tard. Contrôle des passeports, fouille des bagages, les formalités s'éternisent. Nous attendons sans rien dire à côté de l'autocar au moteur coupé, sous une espèce de neige fondue dégueulasse et pénétrante qui déprime aussi bien les passagers, le chauffeur et les douaniers. Le manque de repos et le décalage spatio-temporel me plongent dans un état spectral.

Lorsque nous passons enfin de l'autre côté du miroir je suis debout depuis quatre-vingt-huit heures et ni le sommeil ni la veille n'existent encore, sans que je puisse nommer ce qui les remplace et m'enveloppe comme une couche de poussière. La fin du voyage se déroule un court moment à travers une toundra déserte et balayée par une bruine glacée. Pas un village, pas une ferme. Les neuf dixième de la population vivent à la capitale, qui est aussi l'unique métropole. Mertvecgorod est presque collée à la frontière. La RIM est de toute façon un pays minuscule, une enclave d'une centaine de kilomètres de long sur une trentaine de large coincée entre la Russie et l'Ukraine. Nourriture et matières premières proviennent principalement de Chine et de Russie, Chine pour les produits hauts de gamme, Russie pour la merde bon marché.

Sitôt que nous pénétrons dans la ville la puanteur traverse les parois du véhicule et me saisit à la gorge. Mélange de produits chimiques, de tout-à-l'égout, de décharge publique, de plastique cramé et de trucs indéfinissables. Des passagers enfilent un masque anti-pollution et ressemblent soudain à des touristes japonais ou à des monstres. J'ai lu quelque part que le taux de cancer était ici deux fois plus important que la moyenne mondiale, mais je ne me souviens plus du chiffre. Nous arrivons à quatre heures du matin. En descendant du bus c'est comme si je quittais le cercle magique – ou au contraire que j'y pénétrais.

Je sors de la gare routière et aperçois sous la lumière insuffisante d'un lampadaire un obèse d'une cinquantaine d'années occupé à vendre des tee-shirt disposés sur une bâche en plastique noir piquetée de moisissure. Pour lutter contre l'ennui et le froid il tète le goulot d'une bouteille de vodka et fume des cigarillos dont les mégots s'entassent à ses pieds. À la différence de ses centaines de collègues sévissant en occident, les héros qu'il fourgue à la sauvette ne sont pas Bob Marley, Che Guevara ni Kurt Cobain, mais des gens dont pour la plupart j'ignore tout. Je reconnais cependant Poutine, Limonov et surtout Raskolnikov, décliné en plusieurs versions, notamment la célèbre photo de Georgy Taratorkin, l'acteur qui l'incarne dans le film de 1970, visage figé, hache à la main, regard délavé d'une tristesse infinie. Au moment où je l'achète j'en découvre un autre, presque hors du cercle de lumière pisseuse qui nous isole du reste du parvis, à l'effigie de la créature de Frankenstein, avec en légende une citation du roman écrite en Russe et qui se traduit ainsi : « Les hommes haïssent les malheureux ». Cette phrase deviendra l'épigraphe de tous les livres que j'écrirai et qui raconteront ce qui se passe à Mertvecgorod.

Je m'éloigne en direction du nord-est. J'ai envie de voir la Zona. Là-bas s'étendent sur des kilomètres les décharges géantes et les usines de traitement des déchets. Leur pestilence et leur vacarme, transportés jusqu’à moi par le vent chargé de bruine qui en atténue et en amplifie tour-à-tour l'écho, me semblent irréels, comme provenant d'une maison hantée. Je marche lentement dans le froid qui m'assaille de tous côtés. Contre mon dos, enfermé dans son sac sur lequel crépite la pluie qui s'intensifie, je sens ballotter mon ordinateur.

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