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CONTRIBUTION DE STÉPHANIE SSOLOEIL

Dessinatrice à temps plein, Stéphanie Ssoloeil sévit et survit dans le Berry profond. Et pour l'instant elle a réussi à échapper aux (balles perdues des) grandes chasses avinées...
Vous pouvez retrouver ses oeuvres sur son site (https://ssoloeil.jimdofree.com/), et je vous invite à vous perdre dans
La Chasse, qu'elle a réalisé en s'inspirant des pages de Feminicid consacrées à la Chasse Sauvage, en cliquant sur l'icone du fichier.

CONTRIBUTION D’HÉLÈNE GOFFART

 

Ancienne enfant naïve et amoureuse des livres, Hélène Goffart a déclaré, un jour, devant une classe de vingt gosses hilares : "Plus tard, moi, je serai écrivain." Au bout de quarante ans, elle a décidé de passer à l'action en publiant deux romans fantastiques et en remportant plusieurs concours de nouvelles.
Avec l'âge et l'expérience, la naïveté s'est affadie, laissant place à la réalité qui la veut plutôt enseignante qu'autrice médiocre. Elle écrit toujours, un peu, mais principalement pour le plaisir et pour faire plaisir.

Découvrez son texte, illustré par ses soins en utilisant Dall.E

NADSMOTRSCHIK

Gregor soufflait sur ses doigts bleuis en allongeant le pas. Le goût de vomi qui tapissait sa gorge devenait plus intense, comme chaque fois qu’il était soumis au stress de l’urgence. Il prit la direction de la pharmacie qui se trouvait dans le prospekt 217. Au bout de quelques minutes, pressé par la situation, il se mit même à courir. Il ne pouvait se permettre de se tromper de chemin !

 

La crise se profilait à l’horizon, Lena le sentait. Que n’avait-elle été vigilante au niveau de son traitement ! Les injections coutaient cher et, naïvement, elle avait cru que l’épilepsie attendrait son prochain salaire… Heureusement, son fils si dévoué était en route pour la pharmacie.

 

L’ordinateur d’Anton lui signala que la zone des quartiers sud était sécurisée pour le moment. Garantir l’ordre complet au centre de Mertvecgorod à l’aide d’un seul drone était sa réussite technique la plus complète. Bientôt le système de surveillance serait étendu à la RIM au complet et, grâce à cela, il pourrait offrir une vie meilleure à Gregor et Lena. Il sourit en se servant un trait de vodka.

 

Ralentissant à peine l’allure, Gregor longeait à présent la rue Stado. Le froid mordait sa peau avec acharnement et il enfila ses gants et la capuche de son sweat pour se réchauffer. Il pestait contre ses parents. Quelle bêtise de ne pas avoir prévu les médicaments… Investir toutes leurs économies dans cette histoire de drone était parfaitement stupide !

 

Un premier spasme annonciateur des autres agita le bras de Lena… Elle était encore consciente, mais savait que ce serait de courte durée. Son lit n’était pas le meilleur endroit où s’installer, elle risquait de tomber. Ce serait mieux d’être au sol. Du pied, elle poussa la pile de livres qui encombrait la moquette puis s’écroula dans un second soubresaut.

 

Deux ans de travail, et une fortune engloutie… Mais le drone gardien, Nadsmotrschik, était opérationnel ! La Grazdanskaa Oborona qui cherchait un symbole fort pour célébrer les 900 années d’existence de la ville avait sauté sur l’occasion. On avait donné champ libre à Anton pour une période d’essai d’un mois. Une unique machine, totalement autonome et ne nécessitant aucune intervention humaine pour surveiller le centre de Mertvecgorod, voilà ce qu’il avait créé. À ses frais évidemment, mais la réussite se trouvait maintenant à un battement de cil.

 

Gregor n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres de la pharmacie. De loin il apercevait la lumière verte qui éclairait la vitrine. Avec un peu de chance, la crise de sa mère attendrait encore quelques minutes !

— Saloperie d’épilepsie, gronda-t-il.

 

Sur le sol, les membres, le corps, tout ce qui constituait la petite femme de cinquante kilos qu’était Lena se secouait de mille convulsions. Dans son esprit débranché, au milieu de l’orage électrique, ses neurones tentaient de résister à la tempête tandis que de la salive jaillissait en mousse blanche entre ses lèvres crispées.

 

Anton avait confiance dans sa machine. Elle avait déjà sauvé deux victimes potentielles le mois dernier. La première était une jeune fille de 15 ans qui, grâce au drone, avait échappé à un violeur récidiviste mettant la Milicia en échec depuis un an. L’autre était un homme âgé que son agresseur avait détroussé. Le malfrat venait de lui crever les yeux. Sans l’intervention du robot, qui sait comment cela aurait pu finir ?

 

Gregor poussa la porte de l’officine. Il y avait deux personnes avant lui, mais il ne s’en soucia pas.

— J’ai besoin de Dépakine injectable ! cria-t-il sans attendre.

Le pharmacien releva un œil morne vers lui et, sans plus d’égards, reprit sa conversation sur les festivités d’anniversaire à venir avec le premier client ce qui mit Gregor hors de lui.

 

Dans la cervelle de Lena, les neurones hyper activés s’épuisaient. La crise était longue, trop longue. Sa tête cognant au sol dans un mouvement rythmique fit apparaître sur son front des ecchymoses qui virèrent au bleu puis au noir en quelques secondes. L’air manquait à ses poumons, les muscles de ses doigts crispés à l’extrême, enfonçaient les ongles dans la chair de ses paumes qui se déchirèrent et inondèrent de grenat la moquette claire.

 

Ce qui serait déterminant pour la validité de l’essai, c’est que Nadsmotrschik trouve la petite frappe qui commettait des vols à main armée extrêmement violents depuis plusieurs semaines dans les commerces. L’expérience pourrait alors être totalement entérinée par les autorités et cela permettrait à Anton de développer une armée de drones sur tout le territoire de la RIM… Il en rêvait, la sécurité garantie pour tous sans que personne n’ait à s’en préoccuper.

 

— J’ai besoin de Dépakine, c’est urgent ! répéta Gregor.

— Calmez-vous, jeune homme, et attendez votre tour, grogna le pharmacien.

— Ma mère doit en avoir immédiatement.

De mauvaise grâce, l’apothicaire fit signe au jeune homme d’approcher. Il le jaugea du regard sans aménité

— Vous avez votre ordonnance médicale ?

 

La crise était terminée. Sur le sol, Lena restait inerte, statue de chair tuméfiée par les secousses. Ses bras et ses mains ensanglantées reposaient dans une position aussi grotesque que tordue le long de son corps. Couchée sur le dos, les yeux fermés, elle ne bougeait plus. Un ultime spasme la fit vomir, mais, toujours inconsciente, elle n’eut pas le réflexe de basculer sa tête sur le côté et inspira le semi-liquide nauséabond qui lui coulait de la bouche.

 

Nadsmotrschik cherchait, analysait les images des différents braquages… Ce n’était pas facile, le truand dissimulait habilement son visage et rien ne permettait de l’identifier. Il avait l’air d’un homme jeune, ce qui, pour Mertvecgorod représentait facilement un million de suspects potentiels. Anton regardait sur son écran le travail totalement autonome de sa création et sifflait d’admiration devant la rapidité des recherches.

 

Gregor étouffait de rage :

— J’ai pas l’ordonnance, mais ma mère a besoin de ce médicament espèce de podonok ! Elle va mourir sans cela !

— Eh bien dans ce cas, jeune homme, appelez une ambulance.

Clignant des yeux derrière ses lunettes, le pharmacien secouait obstinément la tête, exacerbant la colère de l’adolescent qui se précipita et attrapa le col de sa chemise chiffonnée par la journée.

— Tu vas me filer de la Dépakine injectable tout de suite ! Compris ?

 

Lena avait arrêté de respirer. Sa cervelle foudroyée et noyée de vomi ne réagissait plus. Elle était morte, seule dans le petit appartement familial, victime de l’injection de Dépakine qu’elle s’était refusée à acheter pour permettre à son mari Anton d’avoir les moyens d’équiper Nadsmotrschik de la meilleure arme de précision.

 

Le drone repéra quelque chose. Dans un sifflement, il se dirigea vers le prospekt 217 où une agression était en cours. Excité, Anton vit apparaître l’image captée par Nadsmotrschik sur l’écran… Un homme jeune, le visage dissimulé par la capuche de son sweat était en train de malmener un honnête commerçant. Il vit les calculs s’effectuer, l’attaque ne se faisant qu’à 93% minimum de similarités avérées. Le visage du jeune homme apparut au moment où le drone se préparait à tirer.

 

En chutant au sol, la dernière pensée de Gregor alla à sa mère… Il espérait que la crise avait été légère. Il ne pourrait pas lui rapporter le médicament ce soir et en était désolé. Ses jambes ne lui envoyaient plus aucune sensation et un voile rouge recouvrait son regard, de plus en plus opaque. Lorsque Nadsmotrschik l’exécuta d’un second tir, il avait déjà perdu connaissance.

 

Driiiing ! Driiing !... Le répondeur se mit en marche et envoya son message joyeux :

— Bonjour ! Vous êtes bien chez Lena, Gregor et Anton. Laissez-nous vos coordonnées et nous vous rappellerons !

— ...Lena ?... C’est... C’est moi, chérie, Anton... Je... Décroche, s-il-te plait... J’ai... J’ai tenté de l’arrêter. Mais il était programmé pour être autonome, et il a tiré malgré tout. Il a tiré sur Gregor. C’est ma faute, ma faute... Lena ?... Lena... Décroche, je vais faire une connerie, là. Lena ?...

 

Dans le ciel de Mertvecgorod, Nadsmotrschik plane, indifférent aux feux d’artifice qui éclate autour de lui. La fête d’anniversaire de la ville est lancée, une belle soirée s’annonce.

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CONTRIBUTION DE CATHERINE FAGNOT

Après une plongée dans l’underground nancéien fin 90s (le fanzinat avec Kérosène ou Pop Fiction, qu’elle co-fonde, l’orga de concerts et festivals, le booking, un micro-label), Catherine Fagnot continue à vouloir mettre en lumière les artistes de la scène expé-noise-indus-dark qui la passionnent et participe à divers webzines (Obsküre et Prémonition notamment). En 2003 elle est appelée pour le lancement de ce qui deviendra après moult péripéties et moutures New Noise, en tant que secrétaire de rédaction et rédactrice. Si elle sévit toujours chez New Noise, elle se consacre en parallèle, master de psycho en poche, à d’autres mots et maux. Des histoires de miroir. De symbolique, d’imaginaire et de réel. De frontières parfois floues. Où les failles résonnent et où Mertvecgorod n’est pas qu’un mirage.

1349

Un soir, le ciel s’ouvrira et prendra feu.

La mère de Zorka, Snovida, le lui avait répété, inlassablement. Jusqu’à sa mort durant l’hiver. Elle évoquait souvent des anges, le Diable, des « Vieillards géants », un appel. Parce que sa mère avant elle, Volkhva, le lui avait dit. Parce qu’elle était l’une des rares à savoir lire le glagolitsa, une des rares à avoir vu le Codex Gigas avant qu’il soit consigné à la Grande Bibliothèque de Mertvecgorod.

Quand Zorka rentrait des champs pour rejoindre l’isba, elle observait souvent le ciel et rêvait d’un orange qui aspirerait le noir à pleine bouche. Un souffle puissant, une langue de feu qui lui ouvrirait un accès infini à toute connaissance, la capacité d’entrer en communication avec les éléments, le monde, les autres plus ou moins accueillants, un absolu. Un appétit autant qu’une nourriture inespérée.

Mais surtout, elle espérait retrouver Lubik, dont elle avait été séparée depuis l’hiver. Il travaillait dans une petite ferma jusqu’au jour où des cavaliers en route vers la Méotide avaient détruit le maigre troupeau, emmené sa sœur et tué son père. Lubik, alors occupé à une lieue de là à sculpter quelque amulette en cachette, avait échappé au saccage de la Horde d’Or. Suite au massacre, il avait décidé de quitter la campagne le temps d’amasser suffisamment de den’ga et de kuna et devenir tailleur de pierre à Mertvecgorod. La cité continuait à s’agrandir et s’élancer vers le ciel, malgré l’ombre de la peste qui fondait sur la ville comme l’avidité du loup sur l’agneau, disait-on.

Zorka savait Lubik fort. Elle s’impatientait néanmoins. Depuis qu’elle était seule, elle comptait les nuits, bercée par les bêlements séparés de sa couche par un drap de laine épais. Elle luttait contre un ouroboros mental qui exacerbait toute sensation. Aussi bien toute peur que tout besoin d’appartenance entière et démesurée à un amour qui s’échappe. Zorka sentait parfois une amertume dans le ventre. Qui l’aspirait jusqu’à percevoir le rétrécissement de sa peau aimantée vers cet abîme. Jusqu’à voir l’ordre s’inverser. Entrer, à l’intérieur de soi, et faire de son corps une toute petite boule à avaler. Puis à recracher dans un trou noir existentiel. Recommencer tant qu’il y aura matière. Reflet gazeux, liquide à digérer.

Alors pour cracher ce poison, faire cesser ces nuits trop longues, Zorka décida de partir. Retrouver Lubik. Traverser les champs, la terre plate, passer les ruines des Zam-e Daeva, les marécages maléfiques et atteindre Mertvecgorod.

Un jour, une nuit.

Puis tous les horizons convergèrent vers la ville qui se dressait face à Zorka, enfin.

À seize ans, elle n’avait jamais vu pareille étendue de bruit ni autant de gens rassemblés, s’agitant, criant, s’affairant. Snovida, sa mère, lui avait pourtant décrit la lumière, les richesses, la beauté, les échoppes, la place du marché, les maisons de bois alignées, la Biblioteka. Mais Zorka n’entendait qu’un murmure constant, ne percevait que mille parfums – sueur, poisson, kvass, herbes fermentées, laine humide, fumet de viande, poussière, graisse brûlée –, ne croisait guère que des gens pressés, des chiens faméliques, des charriots couverts de draps sombres. En se hâtant vers la cathédrale, elle resta figée face à un homme qui se flagellait, puis un groupe de jeunes filles qui dansaient en psalmodiant. Mais ni charpentier, ni mortellier, ni tailleur de pierre… Elle erra ainsi à travers les rues en recherche de chantiers jusqu’à la fin du jour. En vain. Elle troqua son reste de pain de seigle contre une assiette de chtchi et avala un peu de la thériaque qu’elle avait emportée pour son périple.   

La nuit recouvrait la ville autant que le doute et la colère envahissaient Zorka.

Elle trouva refuge dans l’arrière-salle d’une échoppe déserte et s’endormit dans le coin le plus reculé de la pièce, la tête sur sa besace. Tout à coup, une douleur intense la saisit. Elle se redressa en hurlant : un rat obèse avait sauté sur sa main, planté ses dents dans la paume, profondément, avec toute sa rage d’animal malade. Le cri strident n’avait pas effrayé le bestiau. Elle avait dû l’empoigner par le col pour que sa gueule desserre son emprise et qu’elle constate deux trous profonds. Du sang s’échappait de l’un d’eux. Elle secoua le monstr aux pupilles dilatées comme fou et vexé à la fois, qui se mit à feuler. De sa main engourdie, elle le colla au sol, l’immobilisa et lui mordit le cou. La masse de poils la freina une seconde, mais elle referma sa mâchoire d’un coup sec. Un sang aussi rouge vif que chaud gicla et un couinement rauque surgit, glougloutant. Les feulements se transformèrent en complainte minable. Elle lui rompit le cou. Ses pattes arrière tressautaient, de plus en plus lentement.

Zorka bondit dans la rue toujours sombre. Les charriots dont dépassaient un bras, une main, une jambe poursuivaient leur ballet vers les abords de la ville endormie, vers les anciens marécages maudits, disait-on.

Elle en suivit un. Et se retrouva face à une fosse commune où des cadavres s’entassaient. Elle resta à distance un moment. Une fois le dernier charriot parti, elle s’approcha.

Des bruissements s’échappaient de la fosse, des implosions, des craquements. Zorka perçut des frémissements au milieu de ces corps gonflés qui exhalaient leur odeur putride. Certains pouvaient se relever et venir hanter les vivants, disait-on.

Zorka discerna un murmure : « Ogoniok », « petite flamme ». Le nom que lui donnait parfois Lubik lui parvenait par bribes. La morsure du rat, la thériaque provoquaient-elles ces effets ? Après avoir replacé son étole sur son nez, elle se dirigea vers l’origine de ce son. Mais son regard fut attiré par un halo semblant sorti des tréfonds : flottant entre deux tranchées, cette silhouette de brouillard et de lune lui intimait de s’approcher. À mesure qu’elle avançait, Zorka distingua une longue chevelure d’argent, l’équivalent d’un pagne sur une peau nue et un bâton pointé vers une pyramide de corps, tous face vers le sol. Parmi l’empilement de corps, l’un d’eux irradiait. Il était dans la pile jouxtant le rebord, sous deux autres cadavres. Zorka l’appela doucement. Espérait un « Ogoniok » en retour. Mais plus aucun son ne lui revenait en écho. Le spectre avait également disparu aussi soudainement qu’il était apparu. Et le scintillement du corps désigné s’amenuisait.

Elle regarda derrière elle et se mit à la recherche de morceaux de bois pour déplacer les cadavres qui étouffaient le corps de Lubik. La jeune fille dépeça une charrette abandonnée. Elle se servit d’un morceau pour faire levier et parvint à dégager les dépouilles encombrantes, puis ramena son aimé vers la terre meuble.

Elle sentait monter en elle un mélange de peur et d’excitation, une charge électrique sans précédent, même quand Lubik l’avait touchée la première fois.    

Elle tira le corps sur ses genoux et caressa les cheveux blonds maculés de boue. La lumière s’était tue. Mais continuait, dans le poing droit serré de Lubik, à émaner d’une petite roche noire irisée. 

Zorka avait perdu toute illusion. On avait bu sa sève et tranché ses racines. Alors qu’hier encore, elle aurait pu embraser le ciel à tout moment. Promettre, construire. Mais elle laissait la fissure s’allonger, gagner du terrain. La scinder en mille morceaux. Il n’y avait plus qu’un tourbillon qui l’aspirait dans la noirceur avec force, une béance qu’elle ne comblerait jamais, un vortex affamé de victimes, de regards, auxquels il ne donnerait rien en retour sauf son reflet d’ange aux yeux de néant. Elle n’avait pas su l’attraper à temps, le faire rester. Alors elle décida d’attendre encore. Et espérait son retour. Quand il serait prêt à la mordre, aux moments les plus inattendus. Les plus doux pour elle. Peu importait. Dès qu’une trace apparaitrait, elle la chérirait. Elle souhaitait le combat, le déchaînement de sa bouche, de ses mains, un mouvement, une caresse, une gifle. Une palpitation. Un souffle.

Enivrée par le silence, elle rassembla plus de bois, en jeta dans la première tranchée, disposa d’autres morceaux au bord de la fosse, confectionna un bûcher de fortune sur lequel elle ramènerait le corps de Lubik, après l’avoir embrassé une dernière fois.

Une étincelle, une flammèche, un brasier. Mille langues orange lèchent les corps noirs, courent dans les tranchées et s’élancent vers la lune. Et vers Mertvecgorod.

Silhouette détachée devant le ciel incandescent de cendres qui dansaient, Zorka portait autour du cou, piqué dans un lien de cuir, un imposant cœur. Pas celui d’un mammifère : celui de l’homme qu’elle avait aimé jusqu’à la fin de ce monde, jusqu’à ce que le ciel s’ouvre.

Le grand incendie de Mertvecgorod dura plusieurs mois, dit-on. 

CONTRIBUTION DE PASCAL DANDOIS

Pascal Dandois est artiste multidisciplinaire ayant publié  poèmes, nouvelles et dessins dans des fanzines, revues, anthos ou recueils diverses et variés.

LE NÉMOMÉTACÉPHALE À MERTVECGOROD

 

C’est donc la fête

Nationale

À Mertvecgorod

Moi,

Le Némométacéphale

(Celui qui a l’univers dans le crâne)

Là aussi

J’y suis

Passé

Et alors ?

Ici comme ailleurs

Que l’on s’y égorge

Que la merde

Y ait été

Tout particulièrement semée

Peu importe !

Qu’il s’agisse

D’un Hadès

Où l’on sacrifie

Ses fesses

Peu importe !

Là aussi

J’y ferai

La récupération

Des âmes

Pour leur révéler

Le véritable

État Anarchie

Ce paradis

Qui a toujours été

Même si

Camouflé

Par les idées

Fallacieuses

Trompeuses

De progrès.

CONTRIBUTION DE CLAIRE VON CORDA

Claire Von Corda écrit. Elle publie des textes courts dans de la micro-édition, des nouvelles dans des revues et des romans - surtout porno pour La Musardine. Son écriture se situe entre la prose poétique, les boucles arrachées et la description du quotidien. En ressortent des tableaux saturés de névroses. Elle habite dans un appartement.

KHLEB

 

Dans le sous-sol qui me sert d’appartement, qui me sert de cuisine, qui me sert de couchage, je prépare, une journée est souvent nécessaire, décide de préparer, le Gosplan réduit en 1930 la fabrication à deux heures, le pain officiel de la RIM. Sombre comme le deuil, mordant comme les balles, un mémorial pour nos morts. La recette traditionnelle proviendrait de religieuses, d’un couvent construit suite à une bataille, en 1812, le général tué, la douleur de la veuve, un mémorial. Je ne sais pas vraiment, l’histoire n’existe pas, elle a été rasée, comme mes cheveux, comme les souvenirs. Ne reste que la république, son projet de grand chaos et cette fameuse recette réduite.

Je contemple sur le plan de travail rouillé l’ensemble des aliments, ils ne sont pas nombreux, ils sont du genre facile à trouver, des cafards sortent des sachets, tout le monde mange tout le temps ce pain, des cafards rentrent dans les murs, depuis la nuit des temps, un mémorial.

Sur le comptoir métallique qui me sert de table pour calcul et pesée de défonce, qui me sert de support pour baise en levrette, qui me sert aussi aux repas, je pose un grand saladier. Saladier pour ne pas dire bassine, celle où tombent les eaux usées du plafond ou mon vomi les jours de gueule de bois.

Dans le grand saladier, je ne fais jamais la cuisine sauf pour la came, je mets 150 grammes de farine de seigle, 100 grammes de farine de blé, 7 grammes de poudre de levure, une cuillère à café de sel, une cuillère à café de coriandre en poudre. Je peux être très précis dans les doses, ma balance irréductible, je mélange avec les doigts. Je ne sais plus si je me suis lavé les mains, de toute façon personne n’y pense vraiment, la cuisson tuera les bactéries, les jours de fête tout le monde s’en fout, ici personne ne fête les fêtes. La lumière perçante de quatorze heures fait croire à une pleine lune, mes vitres sont sales, tout est gris dehors, le trafic habituellement bruyant.

J’ajoute ensuite 20 grammes de poudre de mal, le truc qui donne ce goût, le mordant, les balles, le truc qui fait que tout le monde reconnaît le pain et sait que oui aujourd’hui est comme tout le temps, le quotidien de tous les autres jours, le pain authentique, nous sommes bien dans la RIM, je remue, je mélange.

Après les ingrédients secs, au tour des ingrédients liquides. Les torsades en fonte du soupirail ne projettent aucune ombre sur l’évier, notre air est vicié, tout est sale dehors, la pollution habituellement bruyante.

Dans une cupule, je verse environ 220 millilitre d’eau tiède et une cuillère à soupe de miel, je déteste le miel, on trouve encore du miel, j’attends sa pénurie prochaine. L’humidité des carreaux au mur renvoie des vapeurs d’égout qui atténue l’odeur sucrée, ça crée un truc bizarre dans mon cerveau. Je verse le contenant de la cupule dans le grand saladier, j’ajoute une cuillère à soupe d’huile de tournesol, je pétris. Il faut pétrir jusqu’à ce que la pâte devienne assez collante, assez épaisse sans pour autant perdre son élasticité. Un organe humain à peine éteint, le visqueux d’une membrane à vif. Est-ce qu’en faisant le pain je ranime les âmes des morts de la bataille sanglante, le gémissement des massacrés en 1813.

Je ne ressens aucune douleur, aucune tristesse, l’habituelle lassitude de mes journées ne s’intéresse pas à cette activité faite pour tuer le temps. La pâte n’est pas assez collante, je n’ai pas assez d’huile, pour graisser mes mains j’y crache dedans, je pétris à nouveau.

Dans la bassine rouge passé, en face de moi, je contemple la boule marron, une merde solide, une merde parfaite. Je l’enroule de cellophane, puissent les océans se remplir d’ordures, puissent les déserts devenir des déchetteries, il faut attendre une heure.

Hissé sur le plan de travail près du met de fête, j’allume une cigarette. J’ai mal au poignet quand je m’appuie dessus, j’ai porté trop de trucs la dernière fois. Ils ont déménagé tout un entrepôt l’autre vendredi, j’ai tout rapatrié. Si je regarde en face de moi, éclairé par les trous du soupirail forgé, le carreau mal isolé, le néon flingué, dans le bruit des voitures qui défilent, la cadence des pas sur le goudron, le ronflement du frigidaire fétide, je vois la masse informe du grand bordel. De la lumière grise se distinguent un amas de cartons, des machines mortes d’électroménager, des télévisions aux écrans pétés. Je ne sais pas bien pourquoi j’ai trouvé ça utile de tout ramener. Peut-être une impression, comme si je leur piquais quelque chose, sauvais un truc de la noyade. La milice ordonnée a gentiment fait son travail, j’ai tout niqué, rien n’a disparu. C’est moi qui suis baisé maintenant avec la pièce chargée, les murs encombrés autant que ma tête, ça ne l’aide pas à s’éclaircir. Au bout de la cinquième cigarette consécutive, la langue devient pâteuse, la gorge fermée, la peau obstruée de transpiration de clope, je suis assorti à la puanteur du lieu et constate que l’heure est écoulée. La pâte a effectivement doublé de volume, chimie de la cuisine. Je la presse, la place dans un moule en aluminium. J’avais acheté un gâteau Médovik dans la pâtisserie préférée de Pia, pour qu’elle revienne, le plan a échoué, les rats l’ont bouffé, j’ai gardé l’emballage. Le pourris remplace le beurre pour graisser le moule, il faut attendre une demi-heure.

Bouteilles vides, clopes cramées, je m’assois sur le sol et tente de me branler. Je repense à ses seins, à son cul, ses cris de traînée, ça ne marche pas. C’est plutôt pathétique une branlette qui bande mou. J’ai beau m’acharner, rien ne vient. Aucun frisson, même pas les couilles qui gonflent, je suis quelqu’un de lamentable. Le temps s’est écoulé, la pâte a légèrement levé. Dans un bocal vide, je mélange trois cuillères à soupe d’eau, une cuillère à café de farine, remue le liquide blanchâtre, en arrose la surface. Je saupoudre des graines de coriandre, deux fois. Je n’ai pas préchauffé le four, qui fait encore ça, aujourd’hui le mien fonctionne, c’est déjà une victoire. 210 °C. Dans 30 minutes, je le baisserais à 180°C pour 30 minutes supplémentaires. Ensuite, je le sortirais, il sera cuit, il sera chaud, j’attendrais qu’il se refroidisse, et attendrais encore, comme chaque jour de cette existence. J’aurais réussi à tuer presque un après-midi, je ne sortirais pas, la fête se déroulera sans moi, ici personne ne fête les fêtes, la fête c’est tous les jours, la fête n’existe pas. Je regarderais le pain se flétrir, rassir, se décomposer. Je regarderais mes jambes pendre du comptoir métallique, ma peau se flétrir, se rider, se décomposer. J’entendrais les âmes des combattants s’évaporer des graines, les prières des religieuses se morfondre sur la croûte et l’écho des siècles se ressasser dans la mie sombre. Les fantômes se coinceront parmi les tuyaux des machines à laver, leurs bras se casseront sur les téléviseurs et leurs soupirs se noieront dans la rumeur de la ville. Le contour des âges pâlira, les frontières se confondront mais j’aurais fait du pain Borodinsky.

CONTRIBUTION DE GROMOVAR WOLFENHEIR

Gromovar boit et sait des choses. Comme Tyrion Lannister. Mais il ne faut pas les confondre, Eric Jentile est plus grand et moins dangereux. Paraît-il.
Son blog : https://www.quoideneufsurmapile.com/

Illustration : IA, sur un prompt de l'auteur.

UNE JOURNÉE D'ERIKA GROMOVA

 

« All we ever wanted was everything

All we ever got was cold »

Bauhaus, All we ever wanted

Hurlement de perceuse électrique à l'intérieur du crane. Bouche pâteuse. Haleine de dragon. Froideur de draps qui peinent à maintenir un corps chaud dans une pièce gelée. Odeur de tabac rancie, vaguement écœurante. Réveil difficile pour Erika, comme tous les matins. Trop de kvass, trop peu de sommeil. Aujourd'hui, en plus, Erika se sent fiévreuse.

 

Péniblement, elle atteint le bouton d'arrêt. Devant ses yeux qui se plissent pour déchiffrer les leds fatiguées s'affiche 5:00 en caractères rouges, couleur signal d'alarme.

5:00, comme des coordonnées, celles du moment le plus merdique de la nuit, celui où il va falloir quitter la tiédeur du lit pour affronter le froid d'une chambre dans lequel aucun chauffage ne rayonne ni aucun Domovoï n'attend. Premier moment merdique d'une journée qui en comptera beaucoup.

 

Se lever, se rincer à l'eau tiède chauffée dans une casserole bosselée, s'habiller des mêmes vêtements passés que tous les autres jours, Erika, dont le corps n'aspire qu'à retourner se recroqueviller dans son lit vide qui refroidit déjà, met pourtant un pied devant l'autre, fait un geste après l'autre, réchauffe dans la casserole chauffe-eau un peu du thé éventé de la veille avant d'allumer le joint sans lequel elle ne trouvera pas le détachement désabusé indispensable à l'accomplissement de ses petites inutilités.

 

Un joint, deux joints, trois joints, l'heure tourne, Erika stagne. Jusqu'au sursaut.

Quand son réservoir de déni est enfin aussi vide que ses poches le dix du mois, elle remue, se lève, se traîne jusqu'à son sac, ses clefs, sa porte qu'elle ouvre sur un froid glacial et un décor sinistre. « Mertvecgorod, merde, je suis encore à Mertvecgorod », pense-t-elle. Ca sent la pourriture, le chou tourné, les hydrocarbures, ça ne sent pas la victoire, loin de là. Mais Erika a une mission, toujours la même. Il s'agit d'aller enseigner à la chkola Daria Diatchenko. Enseigner, c'est beaucoup dire. Disons plus justement « faire semblant d'enseigner à des élèves qui font semblant d'apprendre ». L'important est qu'ils soient présents, rien de plus. Dans le rajon, la règle est simple, implacable, tous la connaissent, tous pourraient la réciter : « L'école; on y va tous, pas le choix, sans école pas d'aide de l'Etat, sans aide de l'Etat pas de nourriture, pas de chambre chez les parents : jusqu'à dix-sept ans, si tu veux un toit, des repas chauds, si tu ne veux pas faire la pute, ni le cambrioleur ni le dealer, il faut aller à l'école ».

Erika, elle, y va parce que sinon c'est la prostitution ou un emploi dans la dépollution. La prostitution, elle n'a plus grand chose à vendre, et la dépollution c'est la mort à petit feu. Alors...

 

Alors Erika se dirige à travers le rajon 5 jusqu'à la chkola. Elle passe devant la petite maison de Valentina, le vieux trav qui reçoit la nuit et dont la cheminée ne fume pas. Elle croise des élèves en transit entre une nuit agitée sous dope et adré et une journée d'ennui et de somnolence scolaire. Elle en croise aussi qui ne viendront pas, qui ne viennent plus, qui ne sont jamais venus. Pour eux, même ce qu'elle offre – entre aide sociale minable et maigre espoir de fuite – n'a plus d'intérêt. On ne quitte pas le rajon, on l'arpente jusqu'à en mourir. Et si possible on meurt jeune.

 

Aux grilles de la chkola, Erika croise le gardien, Kaban, un ancien de Feniks et de la révolution. Échoué comme une baleine crevée dans le rajon 5, préposé à la surveillance de petits cons avec lesquels il fume, Kaban n'est plus qu'une ombre. Du flamboyant phœnix ne reste rien, de ses cendres ne s'est relevée qu'une épave échouée en attente de démantèlement.

Arrivée dans le bâtiment vétuste et mal chauffé, Erika évite le regard des autres institutrices, moins collègues que galériennes, compagnes de banc de rames qui ne survivent comme elle qu'en évitant toute loyauté.

Un doigt de vodka pour se donner du courage - Erika en garde toujours une petite flasque dans son casier à la serrure défoncée - et il est temps d'aller en classe, d'y retrouver Meksi, Laska, et les autres, pour une matinée insignifiante durant laquelle chacun jouera son rôle sans y croire.

 

Pieds collés au sol, tête qui tourne légèrement, sensation d'envie et de jalousie, forte envie de vomir, ce matin Erika n'y arrive pas. Hélas pour elle, elle se souvient. D'hier soir. De la télé du Kroshka Kartoshka où elle buvait une bière. De l'émission gratuite qui y était diffusée.

Sur la télé du Kroshka Kartoshka, elle a vu, effarée, les publicités de recrutement pour l'Education Nationale française. Les jeunes profs souriants, impatients de transmettre leurs connaissances à des hordes d'adolescents lumineux assoiffés de savoir. Les établissements, lycées et collèges, neufs, bien équipés et bien chauffés ; jusqu'à ces écoles publiques de Marseille dans lesquelles il semble faire si bon vivre et apprendre sous le soleil de Provence. Dans un tel cadre Erika travaillerait pour rien, mais ce n'est pas tout. De revalorisation en revalorisation, annoncées à grands renforts de communication gouvernementale, il parait clair que les enseignants français sont très bien payés, que leurs frigos sont toujours pleins et qu'il ne fait jamais froid chez eux.

 

Hélas, Erika sait qu'elle n'est pas prédestinée. Il est plus facile à un oligarque de passer par le chas d'une aiguille qu'à une vieille carne comme elle d'entrer dans l'Education Nationale française. Alors l'institutrice usée rebrousse chemin, pénètre dans la petite cuisine à la peinture écaillée de la chkola, ouvre le placard sous l'évier – celui aux robinets duquel ne coule plus que de l'eau froide –, saisit la grande bouteille de vodka qui s'y trouve – celle qu'on garde pour un événement festif qui n'arrive jamais –, puis s'en enfile trois longues rasades. Profondes, étouffantes, brûlantes. Un instant elle a enfin chaud, elle se sent rayonner comme le phœnix, elle est prête, une fois encore. Prête à faire l'instit, prête à monter sur scène devant un public indifférent. Ragaillardie, revenue dans la réalité consensuelle de la chkola, Erika s'apprête à attaquer un nouveau jour d'école. Utile ou pas, il durera jusqu’au soir.

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