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(Texte initialement publié dans Doppleganger numéro 5, parution mars 2021 – cliquer ici pour le commander)

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1.

La moto m’a écrasée alors que la nuit tombait. Je m’en souviens très bien parce qu’elle n’a plus jamais cessé de tomber.

Pour éviter un détour de cinquante mètre jusqu’au passage piéton j’ai traversé le prospekt 709 entre deux voitures garées en double file. Je me rendais à l’épicerie juste en face et le motard m’a vue trop tard. J’ai lu la surprise dans son regard, remarqué ses mains se crisper sur les poignées de frein et même cru distinguer les muscles de ses cuisses se contracter sous l’épais pantalon de cuir noir dans un effort inconscient de cavalier comprimant les flancs de sa bête pour la contraindre à ralentir. Mais la pluie rendait le sol glissant. La moto a dérapé, s’est couchée et a glissé dans ma direction sans perdre de vitesse. J’ai bondi pour l’éviter, entendu la clameur des passants plus forte que le vacarme du moteur – mais ça je crois que je l’ai inventé, que mon cerveau a déconné – et la roue arrière a percuté ma hanche. Quelque chose s’est plié qui n’aurait pas dû se plier de cette façon-là, c’est comme ça que je l’ai ressenti, mes pieds ont quitté le sol et un bref instant plus tard ma mâchoire l’a retrouvé, puis ma tête et tout le reste. Mes dents ont raclé le goudron mouillé et sale, un goût amer a envahi ma bouche, suivi de la saveur chaude et rassurante de mon propre sang. La moto s’est fracassée contre une voiture quelques mètres plus loin. J’ai fait quelques roulés-boulés. Mes poignets, mon crâne, mes genoux ont cogné avec force la route. J’ai senti dans mon corps des trucs tellement puissants et exotiques que mon cerveau abasourdi et décontenancé n’a pas songé à m’envoyer des signaux de douleur. J’ai perdu connaissance.

Quand je suis revenue à moi la nuit tombait toujours et le motard avait disparu. J’ai d’abord cru à un délit de fuite mais j’ai compris que quelque chose clochait en constatant que personne ne me portait secours et que le sol ne présentait aucun signe de l’accident, ni morceaux de verre, ni sang alors que j’en étais couverte, ni même la moindre trace de dérapage. Mes vêtements déchirés ne laissaient apparaître aucune plaie, aucune ecchymose. Mes os ne semblaient pas fracturés. J’ai sorti mon smartfon pour appeler les secours. L’écran affichait vingt et une heures trente. J’ai composé le 000. Une voix enregistrée a annoncé que le numéro n’était pas attribué. Pensant que le choc avait endommagé mon appareil je l’ai éteint et rallumé plusieurs fois sans obtenir de meilleur résultat. J’ai envoyé un texto à Stefan et reçu un message d’erreur. J’ai tenté d’accéder à internet : impossible.

Je me suis dirigée vers l’épicerie pour demander de l’aide. Elle était fermée. Une affichette précisait ses horaires d’ouverture : entre sept heures et vingt heures. Je me suis demandé si le téléphone indiquait l’heure exacte. J’ai marché jusqu’à la place Nina Urgan. L’horloge du théâtre marquait vingt et une heure quarante-cinq et une foule bavarde et bruyante occupait les terrasses des kafja entourant le parc. Une soirée normale dans le rajon 12 – à part que d’après la position du soleil, dont je devinais les dernières lueurs à travers les nuages et la pollution, il ne pouvait pas être plus de dix-huit heures, dix-huit heures trente. Le moment de mon accident.

Je me suis assise sur un banc afin d’examiner mon corps plus en détail. Si mes vêtements déchirés et le sang qui me couvrait et laissait un goût sirupeux et pénible dans ma bouche prouvaient que j’avais subi un accident, il n’en restait aucune autre trace. Pas la moindre blessure apparente. Mon smartfon en mode selfi m’a montré mon visage intact alors que j’avais atterri tête la première. Avec un mouchoir imbibé de salive je me suis nettoyée la figure et suis rentrée chez moi. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.

 

2.

À travers les nuages et la pollution que le vent effiloche et pousse en direction du nord-ouest, je regarde le ciel mauve. À l’horizon le soleil ne bouge pas, n’a plus jamais bougé. Tout autour de moi la ville continue pourtant de suivre son rythme normal. Les magasins ouvrent à huit heures, à midi les gens déjeunent, à dix-huit heures des bus et des métros bondés ramènent chez eux les travailleurs, à vingt heures ils mangent, à vingt-deux heures les bars se remplissent de fêtards, à deux heures du matin les noctambules se pressent dans les diskoteki, à cinq heures du matin les rues désertes se couvrent de givre et tout le temps, dans le ciel, le crépuscule.

Ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir, ne pas fumer, ne pas me laver, ne pas changer de vêtements, ne rien faire d’autre que marcher, m’arrêter de marcher, m’asseoir, me lever, regarder et écouter autour de moi, observer les gens, les choses, épier les conversations, lire les unes des journaux, les couvertures des magazines, les titres des livres, me regarder dans les vitrines, les rétroviseurs, tout ce qui peut réfléchir mon image, penser, penser, penser, penser sans trêve. Je n’éprouve ni faim ni soif ni sommeil ni aucun besoin ordinairement lié au corps. Nulle fatigue n’interrompt mon errance et je ne me pose sur les bancs que pour en rompre la monotonie. L’unique sensation que me renvoie mon organisme, faible écho d’une éventuelle persistance de ma vie biologique, est un engourdissement intérieur inédit, l’impression qu’une gangue de graisse, cendre et poussière fige mon cœur, mon foie, mes poumons, mes intestins, mes veines, mes nerfs. Des tensions me traversent, proches de ce qu’on éprouve lorsqu’une crampe menace de frapper mais ne frappe pas.

Je n’ai pas pu m’approcher de chez moi. Je ne peux pas toucher les gens ni leur parler, pas acheter ni voler d’objets dans des boutiques, pas fouiller les poubelles ni rien ramasser hormis mes propres affaires. Rien en pratique ne m’en empêche, je suis constituée de chair et de sang, toujours moi dans mon corps, pas un fantom, mais la honte de ce que je suis me l’interdit. Elle me submerge dès que vient le désir d’interagir avec le vivant alors que je suis morte. Je ne suis pas à ma place ici. Étrangère, je devrais me trouver ailleurs. Ma présence parmi eux est une erreur, une insulte, je rase les murs et ferme ma gueule pour qu’on ne me remarque pas. La peur qu’on me découvre et pose des yeux remplis d’un mépris justifié sur ce que je suis désormais, une créature laide et moins qu’humaine, la crainte de l’humiliation qui s’ensuivrait, guide chacun de mes gestes. La simple idée de manifester ma présence auprès de quelqu’un, volontairement ou non, de cesser d’être une passante anonyme au visage tourné vers le sol, la simple idée de prendre au monde des vivants quoique se soit, même un détritus dont personne ne veut, me donne envie de vomir, de pleurer, de me frapper et me punir d’éprouver un désir à ce point contre-nature – mais je ne peux ni me faire mal ni pleurer, juste ravaler le dégoût de moi-même et baisser les yeux. Plus rien n’entre ni ne sort de mon corps. Nourriture, boisson, salive, larmes, air appartiennent aux vivants. La lumière aussi, voilà pourquoi je baigne dans ce crépuscule permanent, retranchée de l’humanité, privée de pluie, de vent, de froid, de chaleur. J’observe les vivants de loin, à la dérobée. Mon voyeurisme dégueulasse m’écœure. Je me repais de tout ce que je peux entendre ou voir, les entrailles tordues de culpabilité, mais ce désir trop fort me submerge. La volonté me manque de lutter contre mon vice. Je me hais, me répugne. Combien sommes-nous ? Je ne peux imaginer être seule. Quelle hypothèse est la pire, que je sois un accident isolé, une erreur, ou que nous soyons des centaines, des milliers ?

Errer parmi les ombres, macérer dans la haine de soi, se tordre de nausée et de jalousie, se demander pourquoi je ne suis plus comme eux, pourquoi je ne suis plus comme eux, que s’est-il passé pour que je devienne laide, pour que je devienne pourrie ? Se laisser ronger par un mal sans remède, les morts ne se suicident pas, les morts ne sombrent pas dans la dépression, ne transforment pas leur malheur en violence, les morts sont morts et voilà tout. Vivre est une transformation permanente, une métamorphose qui jamais ne cesse, être mort c’est l’inverse, être mort est une stase, une fixation pour l’éternité. L’éternité n’est pas une question de temps mais d’immobilité. Si chaque heure de chaque jour se ressemble, alors l’éternité commence dès la deuxième minute, dès qu’on pige que chacune est identique à la précédente, identique à la suivante.

J’ai envie de voir Stefan, Alina, Katya, Aleksander, Anya, Timur, Oleg, Boris, Veronica et tous les autres. J’ai envie de m’engueuler une dernière fois avec ce fils de pute de Leo, j’ai envie de râler parce que cette connasse de Vika ne m’a toujours pas rendu mon fric, j’ai envie d’avoir envie de tuer ma voisine parce qu’elle toque à ma porte à minuit pour récupérer sa saloperie d’aspirateur alors qu’elle sait très bien que je dors, j’ai envie de me réconcilier avec Masha, Mikhaïl et Sveta. J’ai envie de manger des oladi, des selyodki pod chouboy, de la stroganina et de la krovijka, j’ai envie de boire de la vodka, de la Baltika, de me bourrer la gueule au kvassia etde gerber dans la Ssaki, j’ai envie d’écouter Korol i shut, Distemper (mais juste leurs albums d’avant 1995), Barto et surtout les deux premiers disques de Grazhdanskaya Oborona, en boucle et le son à fond au sautant partout, j’ai envie de traverser la ville en taxi, de rouler des pelles à des inconnus, de baiser dans une voiture de luxe devant le Hardkore videoigra, de faire du sopping au Minatavr, de courir dans le parc Loubinov, j’ai envie de tomber amoureuse et de me faire larguer, j’ai envie de trouver un plus bel appartement dans un meilleur kvartal et de me plaindre parce que le loyer est trop cher et que les voisins font chier dès que je mets la musique trop fort, j’ai envie de louer une voiture avec les copines pour aller à la mer d’Azov, j’ai envie d’acheter des billets d’avion pour New York, Paris, Londres, Berlin, j’ai envie de reprendre mes études et passer mon Magistr de journalisme, j’ai envie d’aller à la fil’moteka me taper l’intégrale Tarkowski en étant défoncée au konopla, j’ai envie de gueuler dans la forêt du rajon 14 et de me foutre à poil sur les fausses plages du rajon 13, j’ai envie de commander des pizzas et de les bouffer avachies sur mon lit en regardant de la merde en streaming, j’ai envie de pleurer, j’ai envie de rire, j’ai envie d’avoir des putains de courbatures et une putain de gueule de bois, j’ai envie d’avoir un chagrin d’amour, j’ai envie de me tordre en deux à cause des règles, j’ai envie d’avoir trop bouffé, j’ai envie de puer de la chatte parce que j’ai la flemme de me laver, j’ai envie de serrer mon frère dans mes bras, j’ai envie d’aller chialer sur la tombe de ma grand-mère, j’ai envie d’envoyer chier les cons qui veulent savoir pourquoi j’ai pas d’enfant à mon âge, j’ai envie de demander à Pavel de me laisser entrer gratos ce soir et qu’il commence par refuser et puis qu’il accepte parce qu’il accepte à chaque fois et qu’il dise comme à chaque fois « tu fais chier Eva, mon patron va me tuer », j’ai envie d’étranger la vieille qui passe devant moi au Dixy et de filer quelques pièces au jeune mec sans plus une seule dent qui fait la manche devant, j’ai envie de sentir la sale odeur du métro et la sale odeur de la Zona, j’ai envie de me couper les ongles de me couper les cheveux, de me brosser les dents, J’AI ENVIE QUE ÇA RECOMMENCE, PUTAIN DE MERDE !

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