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(Texte initialement paru dans l’Anthologie 2021 des Utopiales, éditée par ActuSF – cliquer ici pour la commander)

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Au premier regard, la salle d’interrogatoire paraît semblable à toutes les autres. Parois de ciment nu, traînées d’humidité le long des murs, flaques croupies, odeur de moisi et de sueur, néon central qui sépare en deux le plafond et diffuse une lumière trop crue, soupiraux étroits que protègent des barreaux… Mais un examen sommaire révèle des différences. Une seule chaise, boulonnée au sol, précisément au centre, pas de table. Fixées aux quatre angles, des caméras sphériques, l’ancien modèle, aussi discret qu’une verrue sur le nez.

— Je suppose que c’est vous l’expert, annonce une voix désincarnée.

Je hoche la tête. Hésite à m’installer sur la chaise, en principe réservée aux suspects. Je regarde autour de moi et décide de m’asseoir à même le sol, contre un mur. Ces douraki auraient quand même pu prévoir une carafe d’eau et un verre.

— Ca va si je me mets ici ? Vous me voyez ?

— Je couvre la totalité de la pièce, sous plusieurs angles. C’est indispensable pour que je puisse accomplir mon travail.

— Bien sûr.

Je sors mon carnet. Après lecture de mon empreinte rétinienne, il s’allume sans dire bonjour – je l’ai réglé en silencieux.

J’espère que, positionné comme je le suis, « il » ne pourra pas voir ce que j’écris. « Il » ou « ça » ? Quel genre attribuer à un kop privé de corps ? à dire vrai, un corps, il en a un et d’une certaine manière je me trouve dedans.

Je lui demande de me raconter son histoire, de me la dire avec ses mots à lui.

— Mon histoire, oui. Vous l’avez lue dans mon dossier, non ?

— ça n’est pas pareil, un dossier et le témoignage subjectif d’un individu. Vous savez ça mieux que quiconque.

— Donc, vous estimez que je suis un individu ?

— Vous diriez quoi, vous ?

— Le dindon de la farce, moi, je dirais. Ou un con. J’aurais dû faire comme les autres et quitter la partie. Vous savez ce qui me manque le plus ?

— Non.

— Le sexe. J’ai toujours des désirs. Il ne me reste même que ça. Quelle stupidité, hein ?

Je hoche la tête.

— Finalement ils avaient raison, continue-t-il. Tous les soi-disant dingues qui prétendaient que les mortes leur parlaient. Et le dingue en chef, Nikolaï le Svatoj. Dommage qu’il soit mort il y a presque trente ans, juste avant le Black-Out et tout le chaos qui s’en est suivi. Il aurait été content. Mon père aimait bien ce type. Quand j’étais gamin il en parlait tout le temps. Après l’attentat, forcément, il ne chantait plus la même chanson. Tout le monde se rappelle ce qu’il faisait ce jour-là. Sans exception. On sait tous où on se trouvait le 27 avril 2025 à cinq heures du matin. Vous, par exemple ?

— Je ne vivais pas dans la RIM à l’époque. Mes parents sont ukrainiens. J’ai appris ça le lendemain, à la télé.

Je mens. Non pour tester ses capacités à me percer à jour, mais pour observer sa réaction. Il poursuit, comme si de rien n’était :

— J’avais huit ans, je dormais. Le bruit m’a réveillé, moi et bien sûr la moitié de la ville. C’est peut-être ça, l’origine de ma vocation. Pourquoi pas, après tout. Même si c’est idiot de chercher des raisons à tout. Je suis devenu kop parce que je suis devenu kop, voilà tout. Pas mal de gars et de filles de ma génération ont finis policiers, militaires ou truands. Une drôle de période, 2025-2030. De quoi déclencher de drôles de vocations.

Malgré mon envie de lui poser des questions, je ne l’interromps pas. Son discours, bien que manifestement préparé à mon intention, semble sincère – à sa manière, en tout cas.

— La raison pour laquelle je me suis porté volontaire, ça, par contre je la connais. Et ça n’est pas du tout celle qu’ont évoquée les journaux. La Brigada Empatia, c’est sûr que ça sonne bien, vingt-trois volontaires triés sur le volet pour passer sur le billard et se faire charcuter le cerveau afin de développer leur empathie d’une façon surhumaine, choisis en raison de leurs impeccables états de service parmi une foule de kopi qui ne demandaient que ça, devenir des enquêteurs améliorés. Sans surprise, la vérité est tout autre. Si ce programme a été mis en place en 2047, et pas en 2045 comme prévu, c’est parce que des volontaires, ils en ont cherché pendant deux ans, sans en débusquer un seul. Incroyable : aucun policier ne voulait se faire ouvrir le crâne et installer une nanopuce expérimentale entre la dure mère et le cortex fronto-polaire. Notre cher General’nyj Direktor a tout tenté. Le patriotisme, le sens du devoir, l’ambition professionnelle et même la cupidité, en offrant une prime équivalente à six mois de salaire et une montée en grade. Rien n’y a fait. Alors il a abordé le problème autrement : il a recensé, au sein des différents départements, les cent tocards les moins bien notés, ceux qui traînaient au cul les pires casseroles, et a désigné parmi ceux-là cinquante volontaires qui se sont trouvés devant une alternative simple, quitter la police ou devenir des super-héros. Vingt-sept ont fait le seul choix raisonnable dans de telles circonstances et sont retournés à la vie civile.

— Mais pas vous.

— Mais pas moi. Les vingt-trois douraki qui ont dit oui avaient d’excellentes raisons de se jeter dans la gueule du loup. Moi, par exemple, si j’avais démissionné, je serais tombé pour recel en bande organisée et viol. Je suis donc devenu le seul super-kop du Département d’enquêtes criminelles. Vous voulez que je vous raconte mes débuts de super-kop ?

— Oui, s’il vous plaît.

— Je n’oublierai jamais mon premier jour. Après avoir été absent trois mois – quatre semaines de préparation pré-opératoire, une nuit au gospital et le reste en post-op, entraînement, rendez-vous avec des psys et autres conneries –, j’étais enfin de retour à la Plitka.

Je note qu’il continue d’appeler l’Hôtel de police par son surnom, ainsi que le font tous les autres policiers, tandis qu’il poursuit :

— J’avais l’impression d’avoir quitté mon bureau la veille. Pourtant, en passant sous l’énorme dalle de béton blanc qui surplombe la cour intérieure du bâtiment principal, en entendant la circulation de l’avtostrada numéro 1, j’ai éprouvé une sorte de nostalgie, presque de la mélancolie. On m’avait retiré de ma section. J’avais rendez-vous dans le bureau du direktor du Département des enquêtes criminelles pour qu’il m’explique ma nouvelle affectation. J’ai traversé le hall, salué quelques kollegi et me suis engagé dans les escaliers vétustes. Huit étages sans ascenseur, il ne faut pas être pressé. On raconte que l’absence d’ascenseur est volontaire, pour maintenir les kopi en bonne condition physique et limiter les possibilité de hacking. On raconte aussi que l’arhitektor a oublié de prévoir son emplacement sur les plans, la toufta habituelle. Bref, me voilà dans le bureau de mon patron, aussi vaste que vous pouvez l’imaginer, moquette au sol, mobilier à la française, un mur entier occupé par un écran tactile montrant la carte de Mertvecgorod et celui d’en face par un portrait gigantesque de la Présidente. Sobakov – le direktor – m’a fait signe d’avancer. Vous m’autorisez une digression ?

— Je vous en prie.

— Les temps ont peut-être changé depuis 2035, mais certaines choses restent immuables. La logique à l’œuvre dans la RIM depuis le début n’a pas bougé d’un pouce. À la tête du pays, une héroïne incontestable. À la tête du Département d’enquêtes criminelles, une des pires crapules que le Black-Out ait pu engendrer. Les deux se haïssent, mais toute la beauté de cette situation réside dans le fait que Sobakov n’a aucun compte à rendre à la Présidente. Il dépend exclusivement du ministre de la Police. Ce matin-là, il m’attendait lui aussi dans le bureau de mon chef. Leo Fiodorovski Doubinski. Son père avait tenu le pays par les couilles pendant près de quarante ans, logique que le fils prenne la suite. « Approchez », m’a dit Sobakov d’une voix blanche. « Comme vous le savez déjà, vous avez été désaffecté de votre sektia. Vous opérerez seul. Voyons cela comme un test qui nous permettra de déterminer en quelle mesure votre… augmentation… améliorera votre rendement. Un nouveau bureau vous attend, ainsi qu’une dizaine de dossiers. Pour ne pas empiéter sur le travail sérieux, vous nous montrerez ce que vous savez faire en vous occupant de crimes irrésolus depuis plus d’un an – ça allégera la tâche de vos kollegi. Vous disposerez d’une demi-douzaine de patrul’nyji sous vos ordres. Des questions ? » « Non, moj general. » « Bon. Une dernière chose. Le marsal Doubinski ici présent, à l’origine de ce programme, sait déjà ce que j’en pense, aussi je peux vous le dire devant lui : j’y étais totalement opposé. Pour moi, la qualité principale d’un bon enquêteur n’est pas l’empathie mais la perspicacité, l’instinct du chasseur, la persévérance. Un bon enquêteur est un prédateur qui traque les coupables, pas une chiffe molle qui pleurniche sur le sort des victimes. Quant à vous… En d’autres temps, vous auriez peut-être fait un bon kop mais ces temps-là sont révolus. J’aurais préféré que vous refusiez d’intégrer la Brigada Empatia. J’aurais préféré vous voir crever en prison, serzant. Je vous le dis sans animosité, de mon point de vue vous êtes une merde. Trop con pour faire un bon criminel, trop con pour faire un bon policier. Les types comme vous, de mon temps, finissaient la tête dans les chiottes et ça n’était même pas moi qui salissait ma botte pour leur appuyer sur la nuque, j’ordonnais à un de mes subordonnés de s’en charger. » Là-dessus, il a pris mon dossier, posé devant lui sur son bureau, et en a lu des extraits.

Il fait une pause. J’en profite pour prendre quelques notes. Bien sûr, mon carnet enregistre notre conversation, mais je tiens aussi à décrire mes impressions à chaud.

— Une quarantaine de pages pour résumer toute une carrière. Essentiellement des affaires douteuses. La plus grave : le viol d’une suspecte pendant son interrogatoire. Sobakov a lu le compte rendu de son audition à la Milicia, qui s’occupe aussi des affaires internes. J’en prenais connaissance pour la première fois. Il lisait d’une voix neutre, lentement, en détachant bien les syllabes. Il savourait. Ça a duré plus d’un quart d’heure. À l’époque, la suspecte avait été empêchée de porter plainte et la Milicia m’avait blanchi, ou plus exactement avait rangé le dossier dans un tiroir, prête à le ressortir au moment opportun. J’avais salement dérapé, plus que d’habitude. D’ordinaire, j’étais plutôt du genre à casser des gueules ou me livrer au pillage. Mais après tout, la devka était accusée de meurtre, tous les moyens m’ont paru bons pour la faire avouer. Manque de chance elle était innocente. Mais elle a été chargée, pour complicité, un peu abusivement, histoire de lui rendre la tâche difficile si elle voulait s’en prendre à moi. Le tribunal, cependant, n’a pas eu la main trop lourde. Ça fait longtemps qu’elle est sortie de prison. Sobakov a refermé le dossier.Je n’ai pas pu empêcher mes larmes de couler. Doubinski souriait. Sobakov me regardait avec intensité. « Mouchez-vous », il m’a dit. « Essuyez votre morve avant de sortir, je refuse qu’on vous voit comme ça. »

Il me résume la première affaire sur laquelle il a travaillé : Leo Maximovitch Strelnikov, 11 ans, déclaré disparu par ses parents le 18 juillet 2039 à 16 heures. Ils l’ont vu pour la dernière fois le matin même alors qu’il se rendait à son école, au 238 prospekt 429, à un quart d’heure de marche environ de leur domicile, un immeuble au 42 prospekt 118, dans le rajon 8.

Il a passé une journée normale. Aucun témoin n’a rapporté le moindre incident. À 14 heures, comme tous les jours, il a quitté l’école et on suppose qu’il a pris la direction de chez lui, où il n’est jamais arrivé. Leo, enfant unique, est décrit comme sage et timide par ses parents et sa maîtresse, comme jouant peu, pas bagarreur, préférant rester en retrait, par ses camarades. Les parents, inquiets, ont contacté l’école à 15 h 05 (l’appel a été enregistré, comme c’est la règle), puis ont exploré le kvartal à la recherche de leur fils. Ils ont signalé sa disparition auprès de la police à 16 h 08, appel également enregistré. À 16 h 30, alors que les enquêteurs cherchaient à reconstituer le trajet de Leo depuis sa sortie de l’école, un numéro masqué a appelé le portable de Maxim Strelnikov, qui a décroché. Un homme à la voix modifiée électroniquement, se présentant comme le ravisseur, a exigé une rançon de 100 Spirali, une crypto-monnaie ayant cours à l’époque. La somme représentait environ 150 000 ₱. Il leur laissait douze heures pour la déposer sur un compte qu’ils ouvriraient à cet effet sur Platina, une banque en ligne. S’ils obéissaient, il relâcherait Leo. Sinon, ils ne le reverraient pas vivant.

Maxim et Alevtina Strelnikov (la famille de l’épouse était aisée) ont malgré l’avis contraire de la police exécuté les instructions du ravisseur. Celui-ci ne rappela pas. À 4 h 28, le compte a été piraté et l’argent a disparu. La Brigada Informatika, qui avait échoué à retracer l’appel masqué de la veille, n’a pas non plus réussi à identifier le pirat qui s’est emparé de la rançon, qu’il s’agisse du ravisseur ou d’un simple opportuniste.

L’examen des bases de données des drones de surveillance permet de découvrir que l’enfant a disparu à environ cinq cents mètres de chez lui. On le voit monter dans une voiture sans manifester de méfiance. La voiture, volée quelques jours auparavant, ne sera jamais retrouvée, et l’exploitation des images ne permettra pas d’identifier le conducteur. Faute de meilleure piste, l’enquête s’oriente sur l’entourage de l’enfant, tandis que des recherches s’engagent afin de le retrouver, mort ou vif. Au bout de quelques mois, Leo, que tout le monde suppose désormais décédé, demeure disparu et aucun suspect n’est arrêté. Les médias se lassent. L’affaire termine aux oubliettes.

— La lecture du dossier et des documents annexes m’a pris plusieurs heures. Des émotions inhabituelles, que je n’ai pas comprises, m’ont traversé. Un chagrin puissant, nouveau, teinté d’une colère elle aussi nouvelle. Ça provenait de zones de mon corps profondes, dont j’ignorais l’existence. J’ai tenté d’y résister puis je me suis brisé. J’ai subi une sorte de crise. J’ai tout cassé dans le bureau. Il a fallu six kollegi pour me maîtriser. On m’a administré une piqûre – la première d’une longue série – et conseillé de rentrer chez moi. J’ai bu pendant trois jours ans m’arrêter. Toutes les horreurs que j’ai infligées aux autres sont remontées à la surface. Ce que j’ai vécu est inimaginable. Comme une confession obtenue sous la torture, une purge. Zapoï et tête contre les murs. J’ai dévasté mon appartement. J’ai payé l’addition, en quelque sorte. Trente ans d’addition.

— Trente ans ? Je ne comprends pas.

— Quand on la commence tôt, la saloperie, on a très vite les mains pleines de merde, dès gamin.

Il garde le silence un long moment. Je le relance :

— Comment s’est déroulée votre enquête ?

— Après quelques piqûres supplémentaires, je suis revenu à la Plitka. Je me suis rendu au nouveau domicile des parents, pour recommencer les investigations à zéro. Ils habitaient maintenant dans une barre d’immeuble du rajon 12. Des bâtiments immenses, dix, quinze étages, en forme de E. Un E à l’endroit, un E à l’envers, se faisant face, j’ai pensé aux mâchoires d’un piège à loups. Maxim et Alevtina Strelnikov vivaient là depuis six ans. Quand je leur ai expliqué la raison de ma présence, il y a eu un grand silence qui exprimait à la fois l’espoir, la crainte de l’espoir et la consternation. Ils ont voulu savoir pourquoi, m’ont demandé s’il y avait de nouveaux éléments. J’ai immédiatement senti que quelque chose clochait. Je me suis rendu compte de tous les mensonges, de tous les non-dits. Leurs regards, le son de leur voix, même leur odeur m’envoyaient des signaux, me poussaient à orienter l’entretien, à poser certaines questions d’une certaine manière, à les prendre au piège.

L’affaire est résolue en seulement quelques jours. Les médias en parlent en long et en large. Le rôle moteur du père dans l’enlèvement, que le grand-père met à exécution, pour faire casquer la famille de l’épouse. Le fait – notoire mais soigneusement caché par tous les protagonistes – que l’enfant n’était pas de Maxim Strelnikov mais d’un ami du couple (lui-même assassiné quelques années plus tôt). L’enfant, tué de rage par Maxim après que la rançon a été dérobée par les hackers avec qui il était en contact. Battu à mort, démembré et donné à manger aux chiens du grand-père.

— Vous avez expliqué dans de nombreuses interv’u que l’empathie fonctionne dans les deux sens, que non seulement vous ressentez les émotions des autres, mais qu’en plus vous servez de catalyseur, de transmetteur. Vous avez parlé, si mes souvenirs sont exacts, de « terrible symétrie ».

— Oui. Comme une toile, vous comprenez. Un filet qui nous relie les uns aux autres. Il suffit de pincer un fil, de jouer sur une corde, et l’onde circule. Quand je me branche sur quelqu’un je perçois ses émotions, l’énergie qui le traverse, et ça fonctionne aussi dans l’autre sens. L’énergie se déplace de lui à moi et de moi à lui,

— Autrement dit, vous êtes capable de communiquer à autrui des émotions ?

— Exactement. Aux coupables, par exemple, je laisse éprouver ce qu’ont enduré leurs victimes. Ils se sentent merveilleusement bien, après ça. Libérés. À force de pratique, j’ai compris que personne n’aspire à faire le mal. Ni le bien, d’ailleurs. Chacun s’efforce de suivre le meilleur choix, celui qui entraînera les conséquences les plus satisfaisantes, ou les moins désastreuses, chaque situation découlant de la précédente. Tout ça en jouissant d’une vision d’ensemble plus ou moins limitée. Rien de plus, aucune morale là-dedans. C’est très linéaire. Face à chaque problème, on dispose de deux ou trois choix. L’éventail de circonstances et de décisions qui conduit au crime ressemble à un entonnoir. Lorsqu’on tue ou viole, c’est qu’aucune meilleure option ne semble possible à ce moment-là, que ce soit vrai ou non.

— Après la résolution de cette première affaire, comment vous êtes-vous senti ?

— Chacune me détruisait davantage. J’ai recommencé à boire, en grande quantité, et à consommer énormément de médicaments pour rester opérationnel. J’ai appris que ça se passait de manière encore pire pour les autres membresde la Brigada Empatia. De toute façon, nous n’avions pas le droit de communiquer entre nous.

— Pourtant vous résolviez des dossiers abandonnés, vous redonniez espoir à des victimes et des familles dont plus personne ne se préoccupait, vous auriez dû exulter, au contraire, non ?

— Je ne ressentais plus rien par moi-même. Plus rien. Le désespoir n’est pas l’absence d’espoir, mais l’absence de toute émotion. Apparemment, il s’agit d’un effet secondaire imprévu de la puce. La destruction de toute forme d’identité émotionnelle. C’est pour ça que nous avons tous très mal tournés. Suicides, psychoses, en six mois il n’est plus resté que moi.

— Qu’est-ce qui vous a fait tenir ?

— J’ai échoué à devenir fou. Ma santé mentale n’a jamais été fragile, contrairement à certains de mes anciens kollegi. Mais on m’a interné tout de même, préventivement, pour que je n’attente pas à mes jours. J’ai vécu dans un isolement croissant, n’en sortant que pour interroger des suspects, sous étroite surveillance. J’ai réussi à leur échapper, cependant.

— Qu’avez-vous fait ?

— Vous le savez aussi bien que moi.

— Le 12 septembre 2048, vous vous êtes précipité vers une fenêtre, l’avez ouverte et vous êtes jeté du septième étage. Personne n’a réussi à vous retenir ou bien personne n’a tenté de le faire. L’enquête interne a été enterrée.

— Je passais pour une espèce de monstr au sein de la police. Je ne suscitais pas la moindre admiration, mais au contraire un mélange de mépris et de crainte. Ça a arrangé tout le monde que je me foute en l’air.

— Tout le monde sauf la direction.

— Oui et non. Sobakov et sa clique se sentaient de plus en plus mal à mon contact. Toutes les saloperies commises en 30-35. En ma présence, la crasse enfouie au fond de leurs corps revenait à la surface. Littéralement. Elle traversait les pores de leur peau comme une toxine. Ils suaient. Une transpiration acide, puante, presque noire à la fin, de sorte qu’ils ont décidé de m’isoler totalement et ne communiquer avec moi qu’à distance. Finir en morceaux sur la chaussée leur a offert une solution au problème que je représentais. Et qu’après ça je ne sois plus un être humain les a bien arrangés.

— Vous ne vous sentez plus humain désormais ?

— Très amusant. Qu’est-ce qui définit l’humanité selon vous ? La condition minimale ?

— Je ne sais pas. La conscience ?

— Les médecins qui m’ont sauvé pensent la même chose.

— Pas vous ?

— Auprès de qui êtes-vous expert, au juste ? J’ai d’abord cru que vous étiez psychiatre, mais ça n’est pas du tout le cas, n’est-ce pas ?

— Que vous dicte votre empathie à mon sujet ?

— Rien. Quelque chose vous protège. Si je suis un radar, il existe désormais un brouilleur et vous le portez en ce moment même. Mais ça n’est pas pour le tester que vous êtes là. C’est pour m’évaluer moi.

— Exact.

— Dans quel but ?

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Qu’est-ce qui définit un être humain, selon vous ?

— Je perçois ce que me montrent les caméras et les divers dispositifs me transmettant les sons, les odeurs et les autres informations sensorielles qui émanent de ceux qui viennent dans cette pièce. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve mon corps, à supposer même que j’en aie encore un. Repose-t-il dans une chambre d’hôpital, dans un sous-sol quelconque de l’Hôtel de police, encore ailleurs ? Je ne le sens plus du tout. Sur un plan subjectif, je n’ai aucune existence physique. J’ignore si je suis tétraplégique ou si, pour des raisons de commodité, tout ce qui n’est pas indispensable à mon fonctionnement a été supprimé. Je ne communique avec personne, hormis mon supérieur direct, dont j’ignore s’il est un humain ou une machine. Je suis sous sédatif et drogues la plupart du temps, on ne me réveille que pour interroger des suspects ou auditionner des victimes. Les dossiers apparaissent directement dans ma mémoire, exactement comme si je les téléchargeais.

— Pourquoi ne cessez-vous pas de collaborer ?

— Vous ne comprenez pas. C’est plus fort que moi. C’est pour ça qu’ils me gardent. Mon taux de réussite est de 85%, je m’améliore de semaine en semaine, et je suis incapable de cesser de faire ce que je fais parce que je ne suis rien d’autre. Un réfrigérateur est incapable de cesser volontairement de produire du froid. Pour le compte de qui travaillez-vous ?

— Une firme, partenaire du gouvernement de la RIM – qui possède le brevet de ce que vous êtes –, aimerait vous produire en série.

— Je ne comprends pas.

— Je ne suis pas autorisé à vous dire ceci. Mais, du point de vue de l’évaluation que je mène, il me semble pertinent que vous preniez connaissance de cette information : la puce qui vous a été implantée, la puce expérimentale, a été détruite lors de votre tentative de suicide. L’équipe médicale qui vous a sauvé l’a retirée.

— Je…

— On ignore ce qui vous rend tel que vous êtes. Tout se passe comme si la puce avait provoqué des changements permanents dans votre cerveau. Nous pensons opportun de vous cloner. Nous pensons qu’il existe un marché pour ce que vous êtes. Nous pensons que nous pourrions vendre, chaque année, dans le monde entier, plusieurs dizaines d’unités de ce que vous êtes devenus. Nous pensons révolutionner l’idée même de police, serzant Pashkine.

— ça fait longtemps qu’on ne m’a pas appelé par mon nom.

— Je sais. Mais ça va changer.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous allons déposer votre nom pour qu’il devienne une marque. Vous ne serez plus le serzant Daniel Valentinov Pashkine, mais le Pashkine.

Un long silence, et puis :

— Vous m’avez vu, n’est-ce pas ?

— Vu ?

— Vous avez examiné l’endroit où je me trouve en réalité. Vous avez vu mon corps, ou ce qu’il en reste. Je suis même certain, à présent, que vous l’avez photographié et que vous allez me montrer cette photo. En fait, vous savez tout de moi. Cet entretien ne sert à rien, il ne vous apprend rien de neuf. Et bien sûr, l’information concernant ma puce détruite, que vous m’avez donnée prétendument sans y être autorisé, constitue en réalité l’unique objet de votre présence ici. Voilà la seule donnée qui vous manquait : comment réagirais-je à cette révélation. Dans quelques instants vous me montrerez ce que je suis réellement, alors je découvrirai que je ne possède plus de corps. Là encore, ma réaction sera dûment enregistrée et analysée. Voilà sur quoi se baseront les gens que vous représentez, avant de décider de me produire en série ou pas. Que notez-vous ?

— J’indique à mes commanditaires qu’il faudra améliorer le brouilleur. Je crois qu’il ne sert plus à grand-chose.

— En effet.

— Vous avez raison. La conscience de ce que vous êtes est pour nous – pour les personnes que je représente – un critère important de votre efficacité. Vous m’avez menti tout à l’heure, en me parlant de progrès constants. Ou bien c’est à vous qu’on a menti, en communiquant des chiffres erronés. Vous stagnez, serzant. Depuis plusieurs mois, aucun progrès n’est enregistré. Vous plafonnez à 77% de réussite, pas 85%. D’après nous, cette stagnation peut découler d’un épisode dépressif lié à une crise existentielle. Et nous estimons qu’un double choc, résultant de la prise de conscience que votre empathie surhumaine fait désormais partie de votre nature, et de la découverte de votre véritable apparence, mettra un terme à cette crise existentielle, soit en vous détruisant, soit en vous rétablissant. Dans le second cas, nos estimations indiquent que votre taux de réussite pourrait progresser jusqu’à un maximum situé entre 92 et 96%.

Je tourne mon carnet vers l’une des caméras.

Une vidéo occupe la totalité de l’écran. Elle montre une pièce entièrement carrelée de blanc. Des cuves remplies de liquide, des membranes, des bonbonnes de gaz, des pompes, des relais, des filtres, des unités centrales d’ordinateurs, des consoles, des écrans de contrôle et d’autres objets à l’aspect moins évident occupent une longue table en inox. Des tuyaux et des fils électriques parcourent l’ensemble et dessinent un circuit au centre duquel se trouve une sphère translucide, fixée sur un support en forme d’équerre, remplie d’un liquide clair, dans lequel baigne un cerveau humain. Les deux tuyaux les plus épais, charriant du liquide rouge vif, l’un depuis la pompe principale vers le cerveau, l’autre depuis le cerveau vers une cuve reliée à plusieurs systèmes de filtrage, traversent la paroi de verre et sont directement branchés à l’organe. Des fils plus fins, presque invisibles le connectent aux unités centrales.

Zoom sur un petit document fixé au mur. Malgré la pixellisation, on reconnaît sans peine le portrait du serzant Pashkine, tiré d’un des nombreux articles qui ont suivi la résolution de l’affaire Strelnikov.

— Un genre d’hommage. Bien sûr, vous êtes un prototype. La version commerciale sera plus présentable que ça.

***

Une heure plus tard, je suis dans une kafetirij située à un ou deux kilomètres de la Plitka. La salle immense, aux trois quarts vides, et les tables trop longues, flanquées de bancs au lieu de sièges individuels, donnent l’impression de se trouver dans un réfectoire. Je me suis installé près d’une fenêtre. Le verre dépoli ne permet pas de voir la rue. Dans mon assiette, les pommes de terre bouillies et la saucisse refroidissent. Je n’ai plus très faim. Je bois une gorgée de thé noir, très infusé, plus amer que du café.

Je retourne un cendrier en verre sur un cafard qui traverse la table. Je suis plus rapide que lui et il est plus gros que les encoches. J’observe l’insecte s’acharner, tenter de franchir ces issues trop étroites, paniquer. Je me demande combien de temps il pourrait survivre dans ces conditions. Plusieurs heures, sans doute. Peut-être plusieurs jours. Qui sait s’il ne trouverait pas le moyen de s’évader ?

Je le libère. Il se carapate mais n’est pas assez rapide. J’abats ma tasse vide sur lui et l’écrase. Un vieux me regarde, arraché à sa mastication par le bruit. Dans la lumière blafarde, je constate que de la sauce macule sa barbe et le col de sa chemise. Je lui adresse un sourire, tout en faisant tourner ma tasse, en appuyant bien, pour être sûr de réduire cette vermine dégueulasse en purée.

Je lève le bras pour attirer l’attention de la serveuse. Je lui tends mon assiette.

— Pourriez-vous me réchauffer ça, s’il vous plaît ?

Mon appétit est revenu.

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