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(Texte initialement publié dans le Fenzin numéro 1, paru en septembre 2021)

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La nuit je suis seule avec les vieilles et les vieux et j'aime bien ça. Quand je fais ma ronde, que je marche dans les couloirs mal insonorisés à l’éclairage à peine suffisant pour y voir un mètre devant soi, j’entends les hauts-fourneaux du zavod Djarzinski, ils grondent à moins de trois cents mètres de la klinika, ça me berce, ça ressemble à une respiration, au souffle d’un dragon endormi, celui des vieilles et des vieux que je surveille a plutôt l’air d’un sifflement qui pourrait s’interrompre à tout moment.

Chez moi, la journée, je m'emmerde. Je vis dans une Khrouchtchevka du rajon 8, au tout dernier étage. Quelquefois il y a de la bagarre en bas, des bandes de huligani qui cassent tout et s’entre-tuent pour des histoires de drogue, de territoire, les drones interviennent, ça me distrait un peu.

Mon mari s'est tiré avec une sluha, ça fait cinq ans qu'on a divorcé, mes enfants sont grands, ils ne viennent jamais me voir, je suis seule. J’ai pensé à prendre un de ces nouveaux animaux avec une carte SIM, un chat, mais ça me fiche la trouille, je n’ai pas compris si c’était de vrais animaux ou des robots, je crois que c’est entre les deux, des animaux vivants, de chair et de sang, avec un bouton marche/arrêt – je me demande, si on avait ça posé sur le nombril ou la nuque, est-ce qu’on s’en servirait, et si on avait ça à un endroit inaccessible de notre corps, combien on serait prêt à payer pour que quelqu’un appuie dessus pour nous, et si les grabataires de là où je travaille avaient ça, qu’est-ce qu’ils seraient prêts à faire pour qu’on n’appuie pas dessus ? Mais eux ils l’ont déjà, ce bouton marche/arrêt, c’est le monitoring, le respirateur artificiel, toute la chimie dont on les gave, les sondes, les tuyaux sans lesquels leur cœur, leurs poumons, leurs intestins, leur anus ne fonctionneraient pas.

Il y a la televidenie, il y a cette émission de télé-réalité qui se passe dans le monde de la chirurgie esthétique, ça trompe l’ennui. J'ai découvert Pizda, aussi. Tout le monde croit que c'est pour les jeunes mecs, mais moi j’ai cinquante-cinq ans, la peau moche, les seins qui tombent et Pizda j'aime bien ça. Je cherche surtout des vidéos d'adolescentes au ventre plat et avec des petits nichons, la chatte toute fine et tellement rose qu'on la croirait coloriée par ordinateur. Je les regarde s'amuser avec des bites disproportionnées en exprimant une joie naïve et communicative, comme si c'était la première fois qu'elles en voyait une, comme si l'idée même qu'un type au regard bovin bande pour elle s’apparentait à un petit miracle. J’ai jamais eu une chatte pareille, même quand j’avais dix-sept ans comme elles. J’ai jamais vu non plus de tels huji, qu’on peut saisir à deux mains comme un rouleau à pâtisserie, dont les doigts ne font pas le tour, c’est n’importe quoi, ça me plaît. Imaginer que c’est tourné ici-même, à Mertvecgorod, à dix ou quinze kilomètres de chez moi, ça me plaît aussi, ça me fait quelque chose.

Je ne me touche plus. C'est terminé, pour moi, tout ça. Mon corps ne m’envoie plus aucun signal. Ça n’est même pas que ma chair sèche et rêche me dégoûte, que mes poils gris me dégoûtent, après tout je pourrais teindre ma chatte, c’est ce que fait ma sœur, elle me l’a dit, je pourrais utiliser des crèmes, et puis je ne suis pas plus moche qu’une autre et de toute façon, faire un bander un connard ça n’est pas sorcier. Non, ça ne me dégoûte pas mais je n’ai plus envie, mon corps reste muet, en sommeil, au début ça m’attristait et maintenant je m’en fiche. Ma sœur, elle a cinq ans de plus que moi et elle baise encore, je ne sais pas comment elle fait, je ne sais pas comment elle a envie. Non seulement elle continue de coucher avec son mari, mais en plus elle se tape d'autres types. Elle me raconte tout, on se marre comme des pintades, mais vraiment, je ne sais pas comment elle fait, je ne sais pas comment ça l'intéresse encore. Le sexe c’est comme tout le reste, on l’épuise. Par contre, regarder d'autres corps, ça, oui. Des corps parfaits comme sur Pizda ou alors des corps périmés, délabrés, hideux, comme à mon boulot.

Je travaille de nuit dans une klinika du rajon 4, à côté de l’hôtel de police. Avant de prendre mon service je passe au KVB acheter des petits gâteaux et des bouteilles de Baïkal pour mes kollegi. J’en profite pour discuter un peu avec Sofia, la vendeuse, je l’aime bien, elle a l’âge de ma fille et l’air d’en baver, comme tous les jeunes d’ici.

Mon travail est simple. J’effectue des rondes, les patients sont répartis dans cent vingt chambres sur trois étages, ici ça n’est pas un mouroir mais une klinika correcte, il n’empêche que ce sont les mêmes monstres que partout ailleurs, des déchets, des amputés, des défigurés, des fous, artériosclérose, varices, cancers, sénilité, Alzheimer, corps tordus, esprits détruits, agonies entretenues par la technologie, moyenne d’âge quatre-vingts ans, j’ouvre la porte, je jette un œil, je referme la porte, je passe à la suivante. J’essaie de les imaginer quarante, cinquante, soixante ans avant, l’aspect physique qu’ils avaient alors, leur existence, je pense à la vie, aux détours qu’elle prend, ça me fascine autant que les corps sans défaut et inhumains de Pizda.

On est quatre ou cinq medsetri, uniquement des femmes. On s'entend bien, on papote dans la salle de garde en buvant du thé et en regardant des vidéos débiles sur internet. Vlada d'elles s'est inscrite sur Molnii, c’est un site de rencontre, elle y passe toutes ses nuits, discute avec des gros lourds, nous on est debout derrière elle et on lui souffle des conneries à écrire, on rigole bien.

Au moment de faire notre ronde, six fois par nuit, au lieu qu’on se répartisse les étages, je les prends tous. Du coup, sauf en cas de coup dur ou d'urgence, je suis la seule à travailler, elles ne foutent quasiment rien. Ça leur fait plaisir et à moi aussi, tout le monde est content. Elles doivent s'imaginer que je bois de la vodka en cachette ou que je fume des kosaki, pourquoi pas, ou même que je me tape une petite sieste, mais elles ne se posent pas de question, la seule chose qu'elles voient, elles, c'est que je fais le boulot à leur place et qu'elles sont payées à traîner dans la salle de garde en bavardant comme des pies. De toute façon, à part moi, tout le monde s’en fout, de ces vieillards et de ces vieillardes, le gouvernement jette du fric là-dedans pour se donner bonne conscience et parce que la plupart des dirigeants ont le même âge que nos mourants, les enfants parce qu’ils n’ont pas le choix, le strict minimum ou à peine un peu plus, on voit que les familles ont des salaires convenables et mauvaise conscience ou quelques restes des anciennes valeurs, d’avant la soi-disant indépendance, mais ça s’arrête là.

C’est ça que je suis censée faire, ouvrir la porte, jeter un œil, vérifier que ça dort correctement, que l’odeur de cadavre contient encore un peu de vie, que les machines fonctionnent, fermer la porte, suivante, mais ça n'est pas du tout ça que je fais.

Dans la chambre je rentre, je m'approche. Je soulève la couverture, observe le ventre ridé, les seins fripés, les artères éclatées, les amas graisseux, les cartilages extra-terrestres. Je m'approche de la chatte rêche et parsemée de quelques poils gris, ou bien si c'est un homme je soulève la queue plissée et observe les couilles flétries. Ils ont le sommeil lourd, bourrés de médocs. J’aime l’éclairage vert-jaune des machines qui les entourent, les percent, les envahissent, font partie de leur corps, se substituent à leurs organes, décident de la vie et de la mort, le clignotement irrégulier des lueurs, comme une lutte paisible, un combat sans vainqueur ni enjeu, une éternité insignifiante, entre deux eaux.

Je pense à Pizda, des images me tournent dans la tête. Des fois je goûte à une bite, ou alors je passe la langue sur une chatte, ça n'est pas bon, ne sent pas bon, il y a quelque chose d'avarié, de crevé, on s'en rend compte tout de suite que ces peaux-là ne sont pas faites pour être léchées ni sucées, que le sang figé dans ces chairs est froid. Certaines nuits des vieux bandent dans leur sommeil sans se rendre compte de rien. Les pauvres. Si ça se trouve c'est leur première trique en vingt ans et ils ne sont même pas là pour en profiter. Je les suce un peu, pour les faire venir plus dur, goût âcre de peau morte, des fois je tente de le faire jusqu’au bout mais je n’y arrive jamais, de toute façon les couilles sont réduites à deux petits bouts de peau, comme ce truc qui pend sous le bec des poules, impossible que ces deux pauvres sacoches contiennent la moindre goutte de sperme.

Un soir, une nouvelle arrivante, j'enduis mon index et mon majeur de salive et les enfonce dans sa chatte, une chatte glabre, la peau lisse comme celle d'un bébé, pas une ride, lisse et froide, ou plutôt comme du plastique. Le ventre et la poitrine très doux. Les seins pendent, vides. Mes doigts glissent facilement dans son vagin. Je crois qu'elle mouille. Dans la pièce ça sent la cyprine au lieu de l'habituelle odeur de peau morte et d'haleine fétide. Je me demande si elle pense encore au sexe. Elle est veuve, en tout cas, d'après son dossier, placée là pour crever, pareille que tous les autres, à son rythme. Pendant la journée, des activités tentent de leur faire croire qu'ils sont encore vivants, qu'ils appartiennent encore à notre monde, ça ne trompe personne.

À un moment elle se réveille. Elle me regarde. Ses yeux brillent dans la lueur verte. Elle ne prononce pas le moindre mot.

Je pose ma tête contre son ventre sans cesser de faire aller et venir mes doigts. Elle lève un bras avec une lenteur infinie, un membre si décharné qu'on voit les os et les tendons, les veines comme des brindilles mortes. Elle pose sur ma joue sa main, aussi douce que son ventre, polie par des décennies d’existence. Mes doigts complètement enfoncés en elle, je bouge lentement, j'essaie de comparer ces sensations avec mes souvenirs. Elle me caresse le visage. Je me sens bizarre. Je n'éprouve aucune excitation, mais je suis bien. Au bout de quelques minutes son ventre tremble par à-coups, ses doigts se raidissent dans mes cheveux, elle pousse des hoquets sans force d'une voix cassée, comme si elle manquait d'air, puis se calme. Je retire mes doigts. Elle ôte sa main de ma joue. J'embrasse longtemps son ventre. J'ai les larmes aux yeux.

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