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(Texte initialement paru dans Schnaps numéro 5, parution mars 2023 – cliquer ici pour le commander)

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Peu de monde assiste à la démolition du bâtiment. Parmi la foule clairsemée, quelques-uns songent aux membres de leur famille qui participèrent à sa construction puis disparurent à nouveau dans les ténèbres une fois celle-ci achevée.

Avant leur mise à mort par les machines, les murs gris et sans aspérité, décorés sur trois étages d'arches immenses dessinant des frises tout le long du pourtour, s'élevaient sur une cinquantaine de mètres et formaient une ellipse d'une circonférence d'un demi-kilomètre à l'intérieur de laquelle des gradins entouraient une seconde ellipse, deux fois plus petite, servant de piste. Tout était en béton : l'enceinte, l'intérieur bouché des arches, les gradins et même l'espace central, dalle aussi lisse, neutre et hostile que le ciel de Mertvecgorod en plein hiver.

À l'écart des passants qui cessent de marcher pour observer le spectacle de destruction se tient un homme d'une soixantaine d'années, habillé d'un manteau sombre au col relevé. Il semble plus affecté que les autres. L'émotion empourpre son visage, ou peut-être est-il simplement bourré. Le goulot d'une bouteille de vodka dépasse d'une de ses poches et il dodeline. Mais une profonde tristesse creuse son regard.

Cet homme s'appelle Nestor Konstantinovitch Vinogradov, chargé de toute cette opération par le bras droit du président, Monseigneur Konnikov (surnom donné au conseiller quand on est sûr qu'il ne se tient pas à portée d'oreille) en personne. Après la foirade finale c'est encore lui, Vinogradov, qui trouva la solution permettant de sauver la mise.

Et désormais l'énorme boule en acier, manœuvrée par un engin de chantier à la souplesse animale, défonce les murs de l'édifice dans un fracas épouvantable tandis que les mâchoires d'une pelle mécanique prennent la suite en mordant les décombres pour les forcer à ployer.

Quelle quantité de merde pouvait bien remplir leurs cerveaux de cons, à tous, pour qu'ils s'imaginent que fabriquer ce truc contribuerait à leur gloire ? Connards.

Les gens associent aujourd'hui ce bâtiment aux victimes de l'attentat, qui y trouvèrent refuge. Mais il fut édifié en premier lieu dans le but d'y tuer un taureau. Du jamais vu dans la RIM. Peut-être exista-t-il des aurochs à un moment ou à un autre de la préhistoire mais un taureau, de mémoire d'homme, jamais. Celui-là aurait dû être le premier – et sans doute le dernier. Vinogradov ne peut pas s'empêcher de se remémorer tout ça, chaque détail comme un coup de poignard dans le cœur, de laisser ses pensées exploser en tous sens, remplies de colère, d'amertume et d'auto-ironie. Il se console en songeant que c'est ce qu'on attend de lui, un parfait cliché russe. Lui. Un échec pathétique savouré jusqu'à la dernière goutte par un pathétique héros de mélodrame.

Ses mains tremblent. Une lampée de vodka pour se donner du courage, revoir la tête de con de Carlos Gorila, le corps fluet d'Elena Vadimovitch Gazlov – le joyau de la couronne, oui, elle-même – moulé dans sa robe noire, son sourire.

Carlos Gorila : chanteur sur le retour, ancienne star en Espagne. Son nom : un pseudo, enfin on espère. Fiancé va savoir comment à la fille du président de la RIM, amoureuse au dernier degré, vingt et un ans et lui quarante-six, lover en costumes dignes du Lilith Cirkus, gomina sur le crâne sans qu'on sache s'il teignait ses cheveux en alezan ou enfilait une perruque – mais de l'éducation et du charisme, à condition d'aimer les vieux à la voix de velours et au regard de braise. Il s'est entendu comme larron en foire avec le père. Venir d'une famille richissime jouait sans doute en sa faveur.

Bref.

Monseigneur m'a confié cette mission le 9 octobre 2024. Il y a deux ans jour pour jour. À croire qu'ils l'ont fait exprès, ces sukini syni, de choisir cette date pour démolir le Koloss – rien que pour m'emmerder.

Vinogradov crache un mollard terne et s'offre une nouvelle rasade, plus longue, qui gonfle les veines de sa gorge comme un ténor d'opéra et mouille ses yeux de larmes venues de loin. Les deux engins poursuivent leur œuvre. Maniés avec dextérité par leurs pilotes, ils dansent un ballet lent et technique autour du bâtiment à demi-écroulé, le harcèlent, l'asticotent, un coup ici, un coup là, une bousculade, cherchent la faiblesse, traquent les fissures pour les accentuer, épuisent le béton jusqu'à la rupture, jusqu'à ce qu'il cède, encore et encore.

— Comme l'autre con est espagnol, m'a expliqué Monseigneur, et que le boss a décidé que le mariage aurait lieu ici en grande pompes, avec toute la famille du chanteur et peut-être même quelques ambassadeurs et deux ou trois industriels de Madrid, on va faire quelque chose pour les honorer et leur montrer qu'on sait recevoir, qu'on est pas des rustres. On a réfléchi et on a eu une idée. Une korrida. On va leur offrir une korrida.

Il a continué à s'exciter un moment sur la supériorité de la RIM en matière de diplomatie et de savoir-vivre, sur nos voisins ukrainiens, sur la Chine et même la Russie qu'on enfonçait à tous points de vue ; à l'écouter Saint-Pétersbourg se résumait à un village de paysans et les grands de ce monde venaient prendre chez nous des cours d'élégance.

Bon, c'était pas tellement la question. Le point important c'est que le mariage aurait lieu le 4 mai 2025. Je disposais donc de six mois pour découvrir ce que pouvait bien être une korrida et pour en organiser une. Tout ce que je savais à ce stade de ma mission c'est que ça impliquait un taureau et des arènes, deux éléments notablement absents de Mertvecgorod. J'avais jusqu'au printemps prochain pour pallier cette défaillance et complaire à nos amis espagnols.

Première difficulté : trouver un site. Dans la Zona, impossible à cause de la toxicité de l'air, de la puanteur et des usines. Quant aux rajoni 13 et 14, en apparence idéaux (atmosphère pas trop polluée, espace suffisant), leur éloignement les disqualifiait. Monseigneur voulait quelque chose de central. Après plusieurs jours de réflexion et de repérages j'ai découvert l'emplacement idéal. L'ancienne gare routière. Construite sous Staline et désaffectée depuis l'indépendance de la RIM, elle servait de squat à une population de mineurs en fugue, toxicomanes et bandi qui se livraient à toutes sortes de trafics et d'exactions. Une cour des miracles dégueulasse, une verrue de trop dans une ville n'en manquant pas – quand j'ai exposé mon projet à Monseigneur il m'a donné le feu vert : l'amiral Doubinski n'attendait depuis des années qu'un prétexte pour botter le cul de « toutes ces sous-merdes de narkomani » (je cite). Dès le lendemain deux cents soldats aidés de drones prenaient le bâtiment d'assaut et s'occupaient des paraziti qui l'infestaient, puis des bulldozers nous ont dégagé le terrain.

Pendant que les tonfas pétaient des crânes je déjeunais avec Gorila et sa future femme au Stroganov – le restaurant le plus huppé de Mertvecgorod. En préambule j'ai expliqué au fiancé, qui n'en avait pas grand-chose à foutre, que le nom de l'établissement (fondé sous Lénine) rendait hommage à Anikeï Fiodorovitch Stroganov, qui fut au XVIème siècle l'un des hommes les plus riche de tout l'Empire.

J'ai haï dès le premier jour ce gros con d'Espagnol à la face graisseuse.

Un choc plus fort que les précédents tire Vinogradov de son amère rêverie. La boule en fonte, d'une passe vicieuse, vient de percuter un arc de cercle d'une trentaine de mètres de long. La pelle mécanique referme ses mâchoires d'acier là où ça fait mal, cherche le tendre, le fragile. Le mur se couvre de lézardes qui s'écartent en fissures et s'écroule d'un coup, à la manière d'un boxeur venant de prendre l'uppercut qui met fin à son match. Des trombes de particules grise, noire, marron, jaune pâle se soulèvent comme un tsunami de fin du monde et enveloppent les ruines d'une corolle mortelle. Les engins de chantier reculent et contemplent à travers la poussière qui retombe la bête blessée, lui offrent l'opportunité d'un dernier sursaut – qui ne viendra pas.

À ce déjeuner je suis tombé amoureux d'elle. Mais alors, quelque chose de bien. C'était juste... je ne sais pas. Sa voix, ses gestes, sa manière de boire du vin, de savourer son repas. Elle possédait à fois l'aisance de la haute et la spontanéité de quelqu'un qui découvre le grand monde pour la première fois de sa vie et décide qu'il deviendra un super terrain de jeu. Son sourire – son sourire m'a rendu fou. Je lui ai envoyé des messages, des tas de messages auquel elle a répondu d'abord timidement et puis notre correspondance a évolué vers quelque chose de... Je suis devenu son confident et son amant virtuel. Elle ignorait mon identité, bien sûr. Elle me racontait son amour pour Carlos, sa peur de se marier, son envie de tout plaquer et en parallèle on se chauffait à mort. Vers la fin du chantier je l'ai convaincue d'accepter un rendez-vous IRL.

Le taureau, le toréro et toute son équipe viendraient d'Espagne. Ils voyageraient en jets privés. Ce détail réglé, Vinogradov se consacra à sa tâche principale : édifier l'arène. Là-dessus Monseigneur se montra d'une clarté parfaite. Tapotant sur sa tablette, il fit apparaître des photos du Colisée et déclara :

— Je veux ça. Mais en bon état.

Il restait cinq mois avant la cérémonie. Vinogradov apprit que la construction de l'original s'était étendue sur dix ans – et qu'il s'agissait d'un travail bâclé, effectué à la va-vite pour tenir un délai impossible, une version romaine du toufta. Une décennie entière et combien d'ouvriers ? Si les chiffres qu'il découvrait sur internet l'épouvantaient et lui donnaient le vertige – quatre architectes, des fondations de trente et un mètres de large, douze de haut, cinq cent trente de long, quatre-vingts arcades par étage, deux cent quarante au total, une capacité d'accueil estimée entre trente mille et soixante-dix mille spectateurs – il ne trouvait pas d'indice sur les méthodes employées pour faire sortir de terre un tel truc. Mais peu lui importait : pas besoin de preuve pour comprendre que c'était impossible.

C'est Dementiev, l'architecte qu'il appela à la rescousse, qui le sauva.

— Il suffit de le construire en béton. Les arches, on se contente de les dessiner, d'en graver le contour dans la masse. Plus moderne, plus épuré. Et qu'est-ce que ça peut faire ? Une arche, c'est une arche, non ? En plus, si la structure est pleine, elle résistera mieux à la pollution, sera isolée phoniquement de l'extérieur, c'est tout bénéfice. Plus rapide à édifier, moins coûteux. De combien d'ouvrier disposons-nous ?

— Combien vous en demandez ? Il faut finir le chantier dans cinq mois. Aucun retard toléré. L'inauguration se déroulera le 4 mai prochain quoiqu'il arrive.

— Alors il me faudrait au moins trois mille hommes.

Vinogradov haussa les sourcils. Il voulut savoir combien de personnel qualifié, combien de non-qualifiés, combien de manœuvres.

La construction du Koloss impliqua quatre mille personnes. Mille ouvriers du bâtiment, deux mille cinq cents prisonniers politiques extraits des prisons secrètes du nord du pays et cinq cents militaires pour maintenir l'ordre et la discipline. Plus une centaine de cadres, chefs et sous-chefs divers.

Quand ils virent arriver sur le chantier, déversés par camions entiers, la foule des prisonniers convertis en travailleurs forcés, certains reconnurent des proches qui du jour au lendemain avaient disparu sans laisser de trace ni donner de nouvelle. Mais ils ne purent leur parler : les special'nye sili et les drones de surveillance empêchaient H24 l'accès au site et aux immenses baraquement construits à la hâte pour loger toute cette troupe.

En mars, alors que la construction avançait bon train, j'ai réussi à persuader Elena de rejoindre son lubovnik virtuel à l'Olimp, dans la suite impériale. Je l'ai attendue allongé sur le lit king-size couvert de satin noir, faussement détendu. Débouché, le champagne trempait dans un seau de glace. La pénombre accentuait l'atmosphère romantique et mon cœur a battu plus fort quand j'ai entendu le claquement électrique de la serrure.

Je n'oublierai jamais son regard.

Elle avait choisi une robe noire ultra-moulante. Dans le contre-jour de la lumière provenant du couloir, les pointes de ses seins apparaissaient nettement. Des bas noirs gainaient ses jambes. À la frontière de la robe et de la cuisse on devinait l'attache du porte-jarretelle. Des Stiletto aux pieds, aux mains du vernis écarlate assorti à son rouge à lèvres.

Ses doigts se sont ouverts et la clef magnétique est tombée sur l'épaisse moquette en produisant un bruit feutré.

Elle a dit :

— Ah, putain, merde, mais c'était toi ?

Elle a quand même voulu rester. Le temps de boire le champagne, de discuter un peu. Elle faisait des efforts pour masquer sa déception. J'ai quand même tenté ma chance. Le sourire qu'elle m'a adressé à ce moment-là – toujours son sourire, putain – aurait dissuadé un mec qui venait de faire vingt ans de cachot.

Pendant près de cinq mois le chantier fonctionna vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Plus de cinq cents ouvriers – toutes catégories confondues – perdirent la vie au cours de l'érection du Koloss. En grande partie des travailleurs forcés mais aussi des ouvriers salariés. Il y eut de nombreux accidents, des émeutes (réprimées dans le sang) et des suicides.

Tout allait pour le mieux – achever le chantier dans les temps paraissait possible – quand le 27 avril 2025 l'attentat le plus meurtrier de toute l'histoire de la RIM fut perpétré à quelques kilomètres de là, suivi par une tentative de coup d'État poussant le gouvernement à fermer les frontières et interrompre toute communication (y compris téléphonique ou informatique) avec le reste du monde. La venue de Gorila annulée, Elena prit la fuite en Espagne où elle épousa son chanteur de charme. C'est Vinogradov qui eut l'idée de transformer le Koloss – achevé à 80% à peu près – en lieu d'accueil pour ceux qui perdirent leur domicile dans l'attentat, métamorphosant ainsi une catastrophe en tour de force politique.

Les prisonniers regagnèrent leurs prisons secrètes. Des immeubles furent bâtis pour remplacer ceux que l'explosion avait détruits. Quand les derniers réfugiés quittèrent le Koloss, le président décida que le moment était venu de le raser.

C'est l'estocade. Le coup de grâce. Une dernière manœuvre fluide et vive des engins de chantier et l'ultime morceau de mur encore debout s'effondre, vaincu, et ne se relève pas. Il ne reste du Koloss qu'un tas de gravats. Le corps du géant gît dans la poussière. Les engins de mort ne bougent plus, leurs pilotes les ont quittés. Plus tard viendront les autres, ceux qui se chargent du nettoyage, de ramasser la carcasse mutilée, de faire place nette.

Les badauds retournent à leurs occupations.

Vinogradov pleure à chaudes larmes, sa bouteille vide couchée sur le bitume.

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