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(Texte initialement paru dans Nos plus beaux effets gore, parution mars 2023 – cliquer ici pour le commander)

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Ça s’est passé ici même, vous voyez, entre le marchand de pierojki et la boutique de souvenir. Précisément sur cette place. Bien sûr ça ne ressemblait pas du tout à ça, à l’époque, au lieu de tous ces magasins et de tous ces immeubles il n’y avait rien. Je vous parle d’un temps où Koninsk n’était qu’un petit village, trente ans avant que le Parti décide de métamorphoser l’endroit en station balnéaire. De là où nous nous trouvons on apercevait le front de mer, au lieu de cette succession d’immeubles affreux.

J’avais six ans. La ville est méconnaissable et je suis devenu un vieillard, mais j’ai conservé mes souvenirs, ça oui. Ce que je vais vous raconter, personne ne l’a photographié, bien sûr, et encore moins filmé. Il n’existe non plus aucune trace écrite. Ceux qui sont encore en vie, les quelques fois où je leur en ai parlé, ils ne se rappelaient rien ou bien faisaient semblant.

Tout le monde préfère laisser dans l’oubli ce que nous avons vécu cet hiver-là – je parle de l’hiver 1931. D’accord, quelques intellectuels ont publié des livres plein de chiffres… Je les connais, ces chiffres. En prison j’ai eu le temps d’étudier l’histoire de mon pays. Deux millions de paysans déplacés pendant la dékoulakisation. Et tandis que le Parti expropriait à tour de bras pour remplacer les fermes privées par des kholkozes, qui s’occupait des récoltes et de l’approvisionnement ? Personne. Vous savez combien de gens sont morts dans toute l’Union soviétique, cette année-là ? Entre cinq et six millions. Des mamans si affamées qu’elles ne produisaient plus de lait. Leurs nourrissons crevaient faute de nourriture. Des femmes trop anémiées pour avoir leurs règles. Ça, c’est dans un livre que je l’ai lu. Mais des jeunes mamans si maigres qu’elles n’avaient plus de poitrine, j’en croisais chaque jour… Comment aurait-elle pu avoir du lait ? Elles tenaient à peine debout. On distinguait la forme du crâne à travers la peau du visage. Il y a des gens, on les voyait le matin assis dans la rue, on savait que le soir on les retrouverait à la même place, dans la même position, morts. Leur regard ne trompait pas, leurs yeux jaunes et brillants qui ne se fixaient sur rien. Je ne me souviens plus de ce qu’on faisait des cadavres, de quelle manière on s’en débarrassait. Sans doute qu’on en a mangé certains. Vous savez, ces histoires de cannibalisme, ça n’était pas des rumeurs, mais la réalité. Il fallait bien survivre. Le gouvernement avait imprimé des affiches : « MANGER SON ENFANT EST UN ACTE BARBARE ». Vous croyez que j’invente ? Je les ai vues, ces affiches. Ici même, là où il y a maintenant une boutique de téléphones portables, placardée sur la façade du siège du Parti. Les livres que j’ai lus quand j’étais en prison ils en parlent aussi. Deux saisons, ça a duré comme ça. Six mois. Un automne et un hiver. J’ignore combien de personnes sont mortes à Mertvecgorod. Sans doute des dizaines de milliers. Ici, au village, on a perdu la moitié des habitants.

C’est pour ça que personne ne veut se remémorer ce que je vais vous raconter. Que personne ne veut se souvenir de l’homme dans le ciel. Cette période trop sombre, trop horrible, tout le monde préfère l’oublier. De toute façon, à part une poignée de vieillards dans mon genre, il ne reste plus un seul témoin.

L’homme dans le ciel est apparu le 8 janvier 1931. Le premier jour sans neige depuis deux semaines.

Il flottait en plein ciel, au-dessus des maisons. Un attroupement s’est formé, tête en l’air, oubliant pour quelques minutes le froid et la faim. Il nous faisait face, bras et jambes écartés, comme si nous nous trouvions au fond de l’eau et regardions quelqu’un nager à la surface. Il était bien plus grand qu’un homme normal. Au moins cinq fois plus grand. Nu. Sa bite qui pendait bêtement lui donnait un aspect un peu ridicule. Il avait l’air bienveillant et indifférent. Des gens l’ont interpellé, l’ont appelé, lui ont demandé qui il était – ou ce qu’il était –, mais il n’a pas réagi. Certains ont fini par lui lancer des cailloux et par lui tirer dessus. Il s’est contenté de s’élever hors de portée des projectiles, sans perdre son expression bienveillante et indifférente. Toute la journée et toute la nuit des gens sont restés à l’observer. Moi j’ai fini par me lasser. Ma mère était à Mertvecgorod, elle partait le matin chercher de la nourriture, revenait le soir. Parfois elle ramenait un chou, parfois un morceau de pain, parfois rien. J’ignore ce qu’elle faisait en échange. Mon père était interné depuis trois ou quatre mois au camp de la Zona. Il avait volé une pomme de terre et comme c’était la deuxième fois qu’ils l’arrêtaient pour le même délit, ils l’avaient condamné à six ans de travaux forcés. Nous n’avions aucune nouvelle. Beaucoup de familles de Koninsk se trouvaient dans la même situation. Au village il restait surtout les femmes, les enfants et quelques vieillards des deux sexes, mourants. Je n’ai jamais revu mon père.

Le lendemain le géant était toujours à la même place.

Un peu avant la tombée de la nuit, il a découpé son pied gauche avec un couteau. D’où venait le couteau ? Aucune idée. L’instant d’avant il avait les mains vides, l’instant d’après il le tenait le couteau. Il a fait un demi-tour sur lui-même, nous présentant son dos, a replié la jambe vers son ventre, attrapé sa cheville de la main gauche, et de la droite a effectué un mouvement de scie. Une pluie de sang s’est abattue sur nous tandis que la lame tailladait la peau, les chairs, les veines. On est resté bouche bée. Ça a duré plusieurs minutes. Je me souviens l’avoir vu faire levier avec sa lame pour déloger l’os. Nous n’avions pas le ventre assez rempli pour vomir mais personne ne faisait le malin face à un tel spectacle. Quand le pied n’a tenu que grâce à quelques lambeaux de peau et de tendons – il pendait dans le vide, au bout de la jambe, et des filets sang coulaient toujours, chauds et odorants, et formaient sur le sol de terre gelée des flaques fumantes –, il l’a attrapé à deux mains (et maintenant, où était passé le couteau ? Je n’en sais foutre rien) et a tiré exactement comme on tire sur une cuisse de poulet pour la détacher de la carcasse. Je ne me souviens pas si j’ai pensé à ça à ce moment-là. J’imagine que oui. Affamés comme nous l’étions, ce genre d’images nous venaient facilement en tête.

Il y a eu une giclée de sang plus abondante. Le géant tenait son pied entre les mains.

Il l’a lâché.

Nous nous sommes écartés et le pied a produit un BOUM énorme en s’écrasant au sol et en se brisant en morceaux, projetant de la chair et des os sur plusieurs mètres à la ronde. Il était presque aussi gros qu’une voiture ! On a reculé, horrifié. Au bout de quelques minutes, vu qu’il ne se passait rien de plus, nous nous sommes approchés. L’odeur de viande et de sang, très forte, nous soulevait le cœur, mais nous tordait aussi le ventre. Nous salivions, tous, sans exception. Depuis combien de temps n’avions-nous pas senti cela ?

Quelqu’un a proposé de le manger. Ce pied représentait une sacrée quantité de nourriture. Le géant mesurait dix mètres. Son pied pesait facilement trois cents kilos. Ça voulait dire au moins cent kilos de viande ! De quoi fournir un repas à plusieurs centaines de personnes. Un festin pour tous les habitants du village. Cette soudaine profusion a échauffé les esprits et une première bagarre a éclaté, bien méchante, et puis le calme est revenu.

L’épouse du boucher – son mari était interné au camp – a débité le pied. Tout le monde s’y est mis pour l’aider. Le pied a ensuite été désossé, paré, cuit au feu de bois. Vous auriez vu ces flammes ! Et l’odeur !

Ça a dégénéré à nouveau, encore plus violemment. Tout le monde est devenu fou à l’idée devoir partager. Pourquoi fournir un seul repas à cinq cents personnes alors que cinquante pourraient manger deux fois par jour pendant cinq jours ? La bagarre qui s’en est suivie a été l’une des plus brutales auxquelles j’ai assisté. Mais les agents locaux de la Militsia – c’est ainsi qu’on appelait la police, à l’époque – ont pris les choses en main et rétabli l’ordre à coups de fusil. Ils ont organisé la distribution.

Nous avons chacun eu droit à deux cents grammes, adultes comme enfants. La chair était dure comme du bois, remplie de nerfs, le goût atrocement puissant. Mon estomac s’est révolté à chaque bouchée, mais je me souviens de ce repas comme du plus délicieux de ma vie. Bien sûr, je songeais à mon père, au camp. Mourait-il de faim ? Probablement. Mais dans une telle situation on ne pense qu’à soi, qu’à sa propre survie. Ma mère et moi nous avons mangé de bon cœur.

Le jour suivant, un peu avant à la tombée de la nuit, le géant a découpé son autre pied. Nous avons eu à nouveau de quoi manger.

Puis il a découpé sa jambe droite au niveau du genou. Il a utilisé un couteau différent, plus grand, un genre de feuille de boucher. Pour nous, la lame équivalait à trois ou quatre sabres mis bout-à-bout. Au moment où il a ouvert l’artère, un jet de sang épais a fusé sur plusieurs mètres. J’ai poussé un cri d’épouvante. Je n’étais pas le seul.

Quand il a détaché sa jambe, tirant de toutes ses forces à deux mains, le sang a giclé par saccades puissantes qui ont arrosé les toits et les murs et ont transformé en boue la terre battue des rues. La jambe s’est disloquée en touchant le sol. Elle mesurait trois mètres de long. Nous avons mangé pendant presque une semaine.

Nous ne comprenions pas ce qui se passait ni ce que ça signifiait, mais nous ne mourrions plus de faim. Après la jambe gauche ça a été au tour de la droite, puis sont venues les cuisses, si épaisses qu’elles m’arrivaient aux épaules. Elles ont duré deux semaines chacune. À la fin la viande était avariée, mais nous la mangions quand même. Nous nous goinfrions à nous rendre malade. Nous préférions avoir la chiasse et vomir plutôt que crever de faim. Le géant nous regardait manger avec le même mélange d’indifférence et de bienveillance. Il n’avait pas l’air de souffrir.

C’était un miracle. Nous n’en parlions pas. C’était tabou.

Quand il a sectionné son bras entier – de la main à l’épaule –, une tonne de nourriture supplémentaire est tombée du ciel et nous nous sommes tous demandés comment allait se passer la suite. Un manchot ne peut pas trancher lui-même le seul bras qui lui reste.

C’était presque la fin de l’hiver lorsqu’il s’est ouvert la gorge. Vous ne pouvez pas imaginer le flot de sang. Une cascade de plusieurs dizaines de litres, qui a tout recouvert.

Et puis ce qui restait du géant est tombé.

Imaginez un camion lâché dans un lac de sang.

Cette fois nous n’avons pas pu tout manger. Au bout de quatre semaines, ce qui restait de viande, même en l’ayant fumée et salée, même cuite des heures avec du piment et des épices, était inconsommable. Ceux qui ont essayé sont tombés malades. On s’est débarrassé de la carcasse, des restes pourrissants. On a tout brûlé et enterré, mais l’odeur de pourriture a stagné dans le village pendant plusieurs mois, a tout imprégné, les vêtements, les meubles, l’air même qu’on respirait. J’ai l’impression qu’elle n’a jamais vraiment quitté mes narines.

La famine a pris fin au printemps. À la fin de l’été suivant nous avions retrouvé une existence à peu près normale.

Qu’était ce géant ? Est-ce que ce phénomène s’est produit ailleurs ?

Je n’en ai pas la moindre idée.

 

(Récit de Nikita Bachkirov, surnommé « Le Cannibale de la mer Noire », recueilli par Timur Domachev et initialement paru dans le numéro 148 du magazine Nizkij, daté du 11 mars 2021. Au moment de l’entretien, en janvier de cette même année, Nikita Bachkirov vient de purger une peine de trente-sept ans de prison pour meurtres et actes de barbarie. Il est décédé en septembre 2021, à l’âge de quatre-vingt-seize ans.)

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