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(Texte initialement publié dans le Fenzin numéro 1, paru en septembre 2021, et dans Squeeze numéro 25, paru en février 2022)

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1.

— Et Joyeux Noël à toi aussi, salun, dit Gabrilov en tendant son dernier paquet au jeune homme qui l'accompagnait.

Trois petits gars, trois cadeaux – ses filleuls, les fils aînés de ses camarades les plus proches. Trois conneries achetées hâtivement la veille par sa secrétaire. Il ne savait même pas ce que contenaient les paquets avant que ces connards ne les ouvrent – c'était cette soirée leur vrai cadeau, la dernière avec le princ, la dernière avant... Avant quoi ? L'exil ? Le suicide ? Une retraite dorée ? Un énième plan pour reconquérir le pouvoir et damer le pion à ce fils de pute de Doubinski ? Gabrilov en avait marre, à vrai dire. La perestroïka l’avait rendu richissime – pas autant que ces enfoirés du Clan des Quatre, mais enfin, assez, à même pas quarante-cinq ans, pour vivre comme un pacha pendant dix générations. Pour la plupart des gens une nuit pareille célébrerait le couronnement d'une magnifique carrière – un sacre. Dans sa bouche elle laissait un goût d'échec absolu. De quoi lui couper l’envie de bander – heureusement il avait ce qu’il fallait, de merveilleuses petites pilules bleues. Du Viagra, ça s'appelait, une invention américaine, cochons d'Américains. Avec ça, à ce qu’il paraissait, le plus avachi des vieillards triquait toute la nuit.

— Ho, merci beaucoup, Mon Général !

Il s’échappa de ses pensées et se composa un sourire de circonstances. Le jeune con exhibait la petite caméra numérique qu’il venait de déballer. Les deux autres avaient eu un téléphone portable – un Sony-Ericsson T68i, un appareil de la taille d’un paquet de sigareti, au début Gabrilov n'avait pas compris de quoi il s'agissait – et une Game Boy Advance, une console portable qui ne serait en principe disponible que dans quelques mois. Sa secrétaire avait bien fait les choses. Des gadgets à la mode. Parfaits pour satisfaire des douraki dans leur genre.

— Appelle-moi Iakov, petit, lui répondit Gabrilov. Ce soir c'est la fête ! Pas de « Mon Général » qui tienne.

D'un geste large et qu'il voulait généreux, il désigna la façade – magnifique – du Lilith Cirkus. Il ignorait – comme tout le monde à l'époque – que son vieil ennemi Doubinski l’avait co-fondé avec Grigori Andropov. Le nom des deux véritables propriétaires du célébrissime bordel resta, jusqu'au milieu des années 2000, le secret le mieux gardé de la RIM. Pour tout le monde, y compris les personnalités les mieux informées, l'établissement appartenait à un oligarque russe du nom de Jarkov – en réalité, un simple prête-nom.

— Ce soir, mes amis, il n'y a ni général, ni camarade, ni rien ! Ce soir il n'y a que des hommes, des vrais, et on va leur montrer de quel bois on se chauffe !

Rires gras en réponse.

Il n’y croyait plus.

Une retraite tranquille, sur les bords de la mer d’Azov, loin de tout. Voilà à quoi il aspirait. Ils lui avaient coupé les couilles ? Fort bien. Tel un vieux chat, il finirait sa vie au soleil, à engraisser. C’était désormais son unique ambition. Faire du lard.

Ils étaient plus de cinquante, toute une troupe – l’ultime carré des fidèles, fêtant ensemble, dans la débauche, le changement de siècle. Outre les trois petits jeunes, une quarantaine d'anciens sous-officiers et officiers des Feniks l’accompagnaient. Certains, parvenus à passer entre les gouttes, avaient intégré la Milicia – ils y occupaient des fonctions subalternes mais étaient là-bas les yeux et les oreilles de leur mentor.

Et il y avait surtout ses amis, ses derniers amis – les seuls, se disait-il, qui depuis toutes ces années ne l'avaient jamais trahi, en dépit des coups du sort, des échecs et des désastres, Pivovarov en tête, le meilleur d'entre eux, celui des jours sombres, qui avait pris sa place, neuf ans plus tôt – déjà ? songea-t-il amèrement – lors de cette drôle de révolution. (Il repensa à ce petit jeune qu'il avait envoyé à la mort, dans une tentative désespérée de se débarrasser une fois pour toutes de Doubinski – comment il s'appelait, déjà ? Un prénom de fille, il lui semblait.) À ses côtés se trouvait bien sûr Markel Tararinov – même si politiquement beaucoup de choses les opposaient, leur passion commune pour l'art antique et l'art tribal avait aplani leurs différences – d'ailleurs c'était lui qui avait lancé cette idée, fêter le Nouvel An orthodoxe au Lilith Cirkus et inviter tout le monde, tous les fidèles. ça te fera du bien, avait-il dit à Gabrilov, en vérité ça nous fera du bien à tous, de nous vider les couilles en bande, ça resserrera les liens. Gabrilov avait acquiescé, à moitié convaincu. Les neuf autres composaient un mélange hétéroclite de militaires de hauts rangs – déchus évidemment –, de députés et de juges au dévouement jamais mis en défaut mais dont les pouvoirs se réduisaient de jour en jour – leurs liens avec Gabrilov ressemblaient à une malédiction, un cancer, une maladie contagieuse. Ceux-là, dignitaires déchus, personne ne leur adressait plus la parole – les conversations mouraient quand ils pénétraient dans un bureau ou une salle de réunion et ils déambulaient dans les couloirs des ministères, du palais de justice ou du Sénat comme des spectres que personne n'osait regarder. Gabrilov n'ignorait rien de ce que subissaient ces hommes, dont certains avaient l’âge de son père – il savait la manière dégueulasse dont ce pays vendu à l’Occident leur faisait payer le sens de l’honneur, la droiture et le patriotisme.

Il tripota la boîte de Viagra au fond de sa poche. Il se demanda si ça marchait vraiment, ce truc, s’il allait y arriver, s’il ne perdrait pas la face.

Finalement, se dit-il, cette soirée a du bon. Je me sens bien, ici, entouré de mes derniers camarades. À ma place.

Vassiliev lui manquait. Trois ans déjà qu'il était mort – presque trois ans, oui, depuis mars 1998, assassiné lâchement trois jours avant le printemps, mais mieux valait ne pas penser à ça alors que Tararinov passait la soirée avec lui –, il n’avait plus la force d’entretenir les vieilles colères, de réveiller les vieilles rancunes. Vassiliev, du Clan des Quatre, son préféré. Les autres, bien sûr, d'excellents partenaires de bizness. Mais – même si la présence de Tararinov ce soir lui faisait vraiment plaisir – il ne développa jamais de liens profonds avec eux. Trop éloignés de ses idées politiques, trop cupides. Vassiliev fut un ami véritable – et le seul à avoir voulu l'initier. Tous les autres avaient refusé. Ça l'avait blessé. Surtout que – croyait-il savoir – Doubinski en faisait partie. Ça, plus que tout le reste, il le vivait comme une injustice, une profonde vexation. Qu'est-ce qu'un fils de moujik tel que Doubinski avait de plus que lui, putain, lui dont le propre grand-père, le bien-aimé Leonid Ivanovich Gabrilov, recevait ses ordres de Staline en personne ?

 

2.

De l'extérieur, le Lilith Cirkus ne payait pas de mine. Un bel hôtel particulier de quatre étages, à la façade Art nouveau – cossu mais pas inhabituel dans ce kvartal de bogaci – qui n'aurait pas fait tache à Saint-Pétersbourg en 1910.

Sous le bouton de sonnette à l’ancienne, une plaque en or annonçait « Club privé réservé aux membres ». Seul un examen attentif révélait que les vitraux aux motifs érotiques de la porte d'entrée, magnifiquement ouvragée, au vantail sculpté de serpents entrelacés et aux ferronneries d'une teinte oscillant entre l'ardoise et le vert aqueux, se doublaient d’un blindage. De même, la caméra qui scrutait les visiteurs – et une partie de la rue –, dissimulée dans le museau du lièvre qui décorait le sommet de la porte, était parfaitement invisible aux non-initiés.

Gabrilov, qui avait privatisé l’établissement pour la nuit, sonna.

La porte s'ouvrit sur une antichambre – trop étroite pour une troupe aussi nombreuse – toute de velours et de cuir capitonné, baignant dans une lumière pourpre dont la douceur servait de sas entre la rue et un univers de luxure. Ils passèrent par petits groupes. Valeria les accueillit. La sous-maîtresse*[1] – le Lilith Cirkus, par snobisme, adoptait la terminologie en vigueur dans les maisons de grande tolérance* parisiennes du dix-neuvième siècle et certaines pensionnaires* parlaient français pour dépayser et impressionner les clients – était une très belle femme d'une quarantaine d'années, vêtue d'une robe-fourreau de satin noir lui laissant les épaules nues, que couvrait un boa tantôt écarlate, tantôt grenat, et coiffée d'une perruque platine à la mèche droite lui mangeant la totalité du front – vulgaire chez beaucoup d'autres, parfaite sur elle. Elle tenait entre ses doigts longs et fins son éternel fume-cigarette – des menthol qu'elle faisait venir de Londres – et dans son autre main son carnet de bal*, qu’elle consulta d’un geste savamment négligé, sans sourire – la froideur : sa marque de fabrique. Personne ne venait au Lilith Cirkus sans avoir pris rendez-vous – et si vous ne saviez pas comment prendre rendez-vous, c'est que vous n'aviez rien à faire au Lilith Cirkus.

Elle dirigea Gabrilov et son cercle d'amis le plus proche – Pivovarov, Tararinov et une demi-douzaine d'autres – vers le grand salon*, puis distribua le reste des convives dans les salons privés. Si Gabrilov et Tararinov, habitués des lieux au point d'embrasser Lili – la maîtresse* – sur la bouche pour la saluer, et même de coucher avec quand ils le désiraient, les autres venaient ici pour la première fois.

Une série de couloirs et d'escaliers tapissés de velours rouge, décorés de dessins et gravures représentant des scènes de libertinage, donnaient accès aux salons privés. Ils s’agençaient tous sur le même modèle : une pièce carrée ou rectangulaire, au plafond orné d'une fresque érotique, aux murs dissimulés derrière d'épaisses tentures de velours rouge, éclairée au moyen d'appliques discrètes diffusant une lumière chaude et de basse intensité, meublée de canapés et fauteuils, décorée d'objets tribaux ou d'une bibliothèque de petite taille, toujours dans des thèmes érotiques ou pornographiques. Une bonne* en tenue de soubrette noire et blanche, seins nus – mais pas le droit de toucher – proposait à boire. On ne payait rien en entrant, rien à la commande et rien en sortant – tout se réglait plus tard, pour ne pas rompre le charme. Venaient ensuite les pensionnaires*. Elles se présentaient par groupes de trois ou quatre, jusqu’à ce que le client fasse son choix.

Le grand salon* ressemblait davantage à un dzaz-klub ou à un koktejl-bar – lumières tamisées plongeant le lieu dans une pénombre intime, tables entourées de fauteuils anglais isolées les unes des autres, formant des îlots éclairés à la bougie, long comptoir de bois sombre au vernis ambré et choix d'alcool aussi vaste que luxueux – un peu à l’écart, une piste de danse plongée dans une pénombre propice. Les pensionnaires* discutaient entre elles ou dansaient en attendant qu'un client les sollicite, des bonnes* s’occupaient du service, derrière le comptoir officiait Lili et elle seule – son privilège. La maîtresse de maison* avait choisi un prénom français par coquetterie. En réalité elle s'appelait Maryna Simovitch et il s'agissait de la fille d'Akim Simovitch et Maria Ratchovskovna – un couple célèbre dans les années 70 pour avoir introduit le sadomasochisme à Mertvecgorod et précipité indirectement la chute du régime. Lili, une trentaine d'années – très jeune pour une maîtresse* –, au service d'Andropov et Doubinski dès l'ouverture du lieu, en 95, s'habillait et se maquillait avec une sobriété qui contrastait avec ses pensionnaires*.

Au grand salon*, on causait bizness en fumant des cigares et en buvant du cognac français*. Les anciens ennemis se réconciliaient, on concluait des alliances, nouait des pactes, trahissait des amis – après quoi on dansait panse pressée contre le corps à moitié nu d'une pute très jeune et très belle qui sentait bon et souriait. On dansait avant de la baiser – elle ou une autre, ou plusieurs autres –, avant de monter dans une des chambres, décorées de tentures et de miroirs, avec salle de bain privée. Il y avait les petites chambres, la chinoise, la française, etc., et il y avait les suites, la jaune, la bleue, la rose, la rouge, etc. Il y avait aussi l'aile droite, exhaustivement équipée, réservée à des amusements plus corsés, soumission, domination, jeux de torture, jeux de viols, jeux pédophiles – Lili insistait beaucoup sur le terme "jeu", dès qu'il était question de fracasser une extra recrutée sur petite annonce ou via un rabatteur (les pensionnaires*, sauf exception, on ne les abîmait pas de façon définitive). Il y avait enfin le grenier, vaste lupanar rouge, noir et mauve, canapés bas et profonds, moquette épaisse et confortable, murs et plafond couverts de miroirs – gang-bangs, partouzes, tous les jeux collectifs y compris les viols en tournante –, sans oublier la salle de bain* séparée par un couloir, tout en marbre et porcelaine blanche, baignoire sur pieds et robinetterie en or, pour les amateurs de sensations fortes, uro, scato, menstrues, sang, vomi, jeux d’hygiènes divers et variés, bâche étalée au sol sur demande, couches-culottes pour bébé – taille adulte – à disposition, entre autres nombreux accessoires.

Ce soir-là les trente pensionnaires* se tenaient sur le pied de guerre. Pour que personne ne se sente lésé, une quarantaine d’extras avaient rejoint la troupe. Les filles travaillant au Lilith Cirkus pouvaient gagner jusqu’à trois fois plus qu’une ouvrière d’usine – sans compter les pourboires – mais ne chômaient pas. La maison de passe offrait le gîte et le couvert aux régulières – les extras, elles, louaient leur chambre à la nuit, à la semaine ou au mois – et prenait en charge les examens et les soins médicaux. À chacune de se débrouiller pour le reste : picole, défonce, vêtements, maquillages, avortements. Avec trois ou quatre clients par soir – les plus rentables étant ceux qui payaient pour la nuit entière – elles s'en sortaient à peu près. Certaines envoyaient même du fric à leur famille – souvent restée à l'étranger –, qui comptait sur elles. Les plus chanceuses ou les plus douées économisaient dans l'espoir de se payer un commerce. D'autres ambitionnaient de trouver un mari – ou un amant – qui les entretienne. Mais ça n'arrivait pas, ce genre de truc – ça n'arrivait presque jamais. Ce qui se passait plutôt c'est qu'au bout de trois ans de chambre – trois ans au maximum, ça dépendait des spécialités – la date de péremption approchait et le magot avait fondu – alcool, drogue, existence semi-luxueuse. Ne restait plus alors qu'à dépenser des fortunes en chirurgie esthétique ou à se faire embaucher dans un bordel moins regardant – la dégringolade se poursuivait dans la rue, s’achevait dans la fosse commune.

3.

Sur les toits avoisinants, les snajperi se postèrent en renfort, au cas où certains parviendraient à fuir. Le reste du kommando, une vingtaine d'hommes, tenue noire, cagoule, dagues, progressa au pas de course sans se soucier des caméras – celle planquée dans le lièvre et trois supplémentaires, braquées sur la rue.

Quelque part dans un local de sécurité de la compagnie Ciklop, un homme en uniforme bleu nuit constata que des intrus s'apprêtaient à prendre d'assaut le Lilith Cirkus. Il décrocha son téléphone et au lieu d'appeler la police composa un numéro appris par cœur une semaine auparavant.

— Vingt hommes en tenue de camouflage, annonça-t-il lorsque son correspondant décrocha.

— Très bien, répondit Doubinski. Faites ce qui est prévu. Aucune instruction supplémentaire.

Il téléphona ensuite à son autre correspondant, pour lui indiquer la même chose.

— Parfait, répondit Piotr Mouratov. Récupérez les bandes et portez-les à l'adresse habituelle.

L'homme en uniforme bleu nuit alluma une sigareta, fier de son habileté. À l'un il faisait croire que rien de cette opération de nettoyage ne serait enregistré, à l'autre il remettait les bandes, pas supposées exister. Duplicité toute simple, tellement typique – deux ans de salaire à la clef, pognon déjà dépensé dans sa tête. Rien de luxueux, que du nécessaire. Une nouvelle gazinière et un nouveau réfrigérateur. Une nouvelle voiture, une occasion en bon état, qui ne pisserait pas l'huile. Pourquoi pas un cadeau à Ivanna, quand même ? Depuis le temps – une petite folie. Quelque chose de chouette, une nouvelle robe, une bague – il passerait chez le prêteur sur gages, il marchanderait.

Rien de tout ça n'arriverait. Dans quelques heures, en rentrant chez lui, un narkoman le surinerait. Il lui piquerait son portefeuille et la sacoche contenant les bandes. Stefan – c'était le nom du meurtrier à la manque – confierait ensuite les bandes à un intermédiaire, qui lui-même les délivrerait à Piotr Mouratov, l'une des nombreuses chiennes – comme on disait au goulag – de Lavrenti Zoubarev. Quelques heures plus tard il s'injecterait avec délice la came d'excellente qualité offerte par son commanditaire en plus de son salaire – de trop bonne qualité, ne povezlo : ce fix serait son dernier.

Le kommando força la serrure et pénétra dans le Lilith Cirkus. Deux hommes gardèrent l'antichambre. Les autres, par groupe de trois, se déployèrent en silence dans le bâtiment.

Ça se passa très vite. Dague, ventre, cœur, gorge. Valeria, la sous-maîtresse*, mourut la première. Les autres suivirent – méthodiquement. Aucune chance d'en réchapper. Bonnes*, pensionnaires*, extras, clients. Pour Andropov et Doubinski, double bénéfice : liquider Gabrilov et ses derniers partisans, et en prime renouveler le personnel. Elle commençait à les emmerder, la fille des deux porocniji – ses grands airs, ses ambitions, ça suffisait. Maria et Akim comprendraient – sinon, on leur expliquerait, aux deux retraités de la magie rouge.

Ils ouvrirent la porte de la suite jaune d'un coup de pied. Gabrilov et Tararinov baisaient Lili – un dans le cul, l'autre dans la chatte. Ils ressemblaient à trois animaux, les mâles à des bêtes sauvages et dégénérées, la femelle à une créature arrachée à son milieu naturel et domestiquée par la violence. Le spectacle des hommes envahissant la suite – trois, puis six, puis neuf – les saisit. Gabrilov encore en érection se jeta sur ses habits pour récupérer son arme. Un coup de pied dans les couilles mit fin à sa tentative héroïque. Recroquevillé, il vomit. Lili hurla – une terreur abjecte –, ils la lardèrent jusqu’au silence.

Tararinov acheva de s'habiller. Un des soldats désigna Gabrilov du menton.

— Non, merci, répondit-il. Sans façon.

Ils s'écartèrent pour le laisser sortir. En quittant le Lilith Cirkus, un moment de frayeur. Il savait pour les tireurs d'élite. Il faisait confiance à Andropov, évidemment, mais Doubinski ? était-il sûr de Doubinski à 100 % ?

Il avança d’un pas dans l’air glacé. Un deuxième. Se dit que de toute façon il ne sentirait rien. Ne le saurait même pas.

Il rentra chez lui sans encombre.

4.

— Allez, souris, Gabrilov, c'est pour la postérité, dit le kommando, tournant toujours la dague – enfoncée de vingt centimètres dans les tripes –, content de sa trouvaille.

Les autres formaient un cercle et n'en perdaient pas une miette. Ils rirent grassement, l'odeur du sang – aussi forte que dans une boucherie.

L’assassin exhiba un mini-camescope. Il éventra Gabrilov d'une main – avec lenteur, délicatesse – et filma de l'autre. Ces petits machins numériques, cette année-là, on en trouverait partout. Tout le monde en achèterait et s'improviserait cinéaste amateur. Gabrilov, à travers le masque de douleur rouge qu'était devenu son visage, eut un regard surpris. Il la connaissait, cette caméra – il l'avait offerte quelques heures plus tôt à un des jeunes qui l'accompagnaient. Comment s'appelait-il, déjà, ce con ? Que foutait son cadeau entre les mains de ce soudard ? La réponse était évidente, pourtant. Le nom du jeune con – Gabrilov n'arrivait pas à s’en souvenir – le préoccupait tandis que la lame tournait, tournait, allait et venait dans ses boyaux – gargouillis de sang – et que l’objectif presque collé à son visage enregistrait chaque détail de son agonie. Iakov ! se dit-il finalement tandis que la vie le quittait, la douleur elle-même déjà partie depuis plusieurs secondes. Iakov, il s'appelle Iakov, comme moi ! pensa-t-il, heureux de se rappeler le nom du jeune homme. Après cette pensée, il mourut. Son sourire, dans la mort, fut la dernière image de lui que captura son assassin. Ça ferait une belle surprise pour Doubinski. Le dernier sourire du porc.

— Allez, les gars, on a terminé ! On y va !

Petr – c'était ça, le vrai prénom du jeune con, Petr – à qui Gabrilov n'avait jamais demandé comment il s'appelait.

Évidemment.

 

[1] Les termes en italiques suivis d’une astérisque sont en français dans le texte.

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