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(Une chronique de Mertvecgorod inédite (ce texte est un chapitre coupé au montage – mais pouvant se lire de manière indépendante – de mon roman Feminicid, toujours en librairie)

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1.

Il s’appelle Sasha Romanski et demain il va mourir.

Il a vécu une vie de merde – vraiment ce qu’on peut appeler une vie de merde – et a tenté de s’en extraire en faisant preuve de courage, de loyauté et d’héroïsme.

En récompense, ils vont le fusiller.

La première fois que je vis Sasha, c’était en prison. J’ai eu du mal à lui donner un âge. Selon les mimiques que prenait son visage, il m’évoquait tantôt un adolescent, presque un enfant, tantôt un vieillard, un de ces types qui en ont trop vu, trop bavé en Sibérie ou ailleurs.

Oui, Sasha, à sa manière, était un zek – un zek des rues, si vous me passez l’expression. En janvier 1994, lorsque je le rencontrai, il avait tout juste vingt ans – en réalité dix-neuf : né un 2 février, on l’exécuterait avant son anniversaire, aucun doute là-dessus. J’étais à peine plus âgé que lui : seulement vingt-huit ans, à l’époque.

Nous nous apprêtions à fêter Noël (le Noël orthodoxe, je précise) dans ma datcha de la mer d’Azov, quand on a lourdement toqué à la porte. Confortablement installé dans le canapé, je lisais la Pravda. Mes parents et ceux de ma femme jouaient au Dourak devant l’âtre et s’amusaient beaucoup, mon épouse préparait le repas avec l’aide de notre prisluga et les enfants courraient dans nos jambes à tous, surexcités. Une bonne odeur de neige, de sapin, de flammes et de nourriture riche embaumait l’atmosphère – mais quand cette série de coups rapides et sourds fit résonner notre porte, tout se figea d’un coup. Nous n’attendions évidemment personne. À cette époque, une visite nocturne signifiait le plus souvent des ennuis.

La bouche sèche, j’ouvris. Un militaire au garde-à-vous me demanda si j’étais bien Anton Edouardovitch Bolchov. Je répondis par l’affirmative et il exigea de voir mes papiers. Entre temps, tout le monde s’était rassemblé derrière moi avec inquiétude. Après avoir vérifié que j’étais bien celui qu’il recherchait, le militaire me pria de le suivre. À peine visible dans l’obscurité qui entourait notre datcha, une lourde berline patientait, pareille à celles qui au temps de la RSSM emportaient les opposants dans l’inconnu – nous avions changé de régime mais qui sait ce qui m’attendait ?

J’ai jeté un dernier regard aux visages apeurés de ma femme, de mes enfants, de mes parents et de mes beaux-parents. J’ai quitté la chaleur du foyer pour suivre dans la nuit le soldat venu me chercher.

Je montai à l’arrière. Lui-même s’installa à l’avant, à côté du chauffeur.

Ils n’ont évidemment répondu à aucune de mes questions, se contentant de répéter qu’on se rendait à Mertvecgorod, que quelqu’un m’attendait pour discuter d’une affaire me concernant, qu’on m’expliquerait tout une fois sur place. Qui ? Quoi ? Ils n’en savaient rien.

À ce moment-là, j’ignorais les événements qui s’étaient déroulés l’après-midi même – nous avions quitté la capitale deux jours plus tôt. Mais dès notre arrivée en ville, je constatai une présence militaire encore plus forte que d’habitude.

Nous nous garâmes à quelques centaines de mètres du palais présidentiel, à proximité d’un immeuble quelconque – sauf que stationnaient devant une vingtaine d’hommes en tenue de combat, lourdement armés. Je distinguai aussi les silhouettes massives et effrayantes de trois chars d’assaut, à peine visibles dans l’obscurité du black-out imposé à tout le prospekt. Un militaire nous braqua une lampe-torche en pleine figure. Il examina mes papiers et l’ordre de mission de mon escorte, puis nous entrâmes dans le bâtiment et grimpâmes les escaliers jusqu’au quatrième étage. À chaque palier, des soldats se tenaient devant les portes, empêchant les habitants de mettre le nez dehors. Arrivés à destination, on vérifia une énième fois mon identité.

Un homme en civil, dont tout, dans l’allure et le physique, trahissait son appartenance à l’armée, m’accueillit enfin dans une pièce aux volets fermés et aux fenêtres munies d’épais barreaux en acier. À part ce détail, je me trouvais dans un appartement typique de ce kvartal : spacieux, moderne, meublé avec goût.

Nous traversâmes un salon – ou quatre sous-officiers jouaient aux cartes – et un couloir menant à une porte gardée par un dernier militaire. En nous voyant arriver il toqua. À ce stade, j’avais cessé de compter les hommes en uniforme et les check-points.

— Faites entrer et refermez la porte, a commandé une voix autoritaire.

J’ai pénétré dans une pièce encombrée de livres. J’en voyais partout, dans la bibliothèque, sur les chaises et les fauteuils, en pile sur le sol. Seul le bureau, que mon interlocuteur contourna pour venir à ma rencontre, en était dépourvu – à la place s’entassaient des piles de dossiers. Tout ça ressemblait à un décor, bouquins raflés à la hâte dans des greniers, faux dossiers aux pages blanches, tout avait l’air truqué, fabriqué par des accessoiristes dans un but mystérieux. Mais en ce temps-là, la moindre rencontre avec un représentant des Organes produisait cette impression – je n’y prêtai guère attention.

Mon hôte, à peine plus âgé que moi – la trentaine, tout au plus –, visage et mains très pâles contrastant avec la noirceur impeccable de ses cheveux ras, de ses yeux et de son costume élégant, me serra la main avec vigueur et m’invita à débarrasser un siège et m’asseoir. Ça n’est qu’en entendant à nouveau sa voix que je le reconnus.

Alexandr Vassiliev. Un des chefs de la Révolution.

Pendant que je déplaçai des piles de livres et m’installai en m’efforçant de masquer ma peur – après tout je n’avais rien fait, et quoi que signifient cette convocation nocturne et cette mise en scène, je ne devais pas me sentir en danger – Alexandr Vassiliev me résuma la situation en quelques phrases brèves et précises. Cet après-midi à quinze heures un dénommé Sasha Romanski avait tenté d’assassiner le Président Doubinski et se trouvait actuellement en prison. Les jours du Président n’étaient pas en danger. Un commissaire et un juge avaient été nommés et l’heure du procès fixée à demain, dix-huit heures.

— Je veux que vous soyez l’avocat de ce jeune homme.

Je le regardai sans comprendre.

— Mais… pourquoi moi ? balbutiai-je.

Vassiliev me considéra avec pitié et condescendance.

— Nous avons étudié votre dossier, Bolchov. Il est sans tache. De plus, en quatre ans d’exercice, vous avez innocenté plusieurs personnes accusées de crimes graves. Vous êtes un très bon avocat, irréprochable sur le plan politique. Nous devons offrir à Sasha Romanski un défenseur au-dessus de tout soupçon. Notre choix s’est porté sur vous.

Avant que j’ouvre la bouche pour le remercier, il m’arrêta d’un geste de la main.

— Cet attentat n’est pas un crime ordinaire. Pour des raisons de sécurité, voici comment vous procéderez : vous vous rendrez à la prison, où vous attend votre client, sans matériel pour écrire. Papier et crayon vous seront fournis sur place. Sitôt l’entretien terminé, on vous ramènera directement ici, dans ce bureau, où vous rédigerez votre plaidoirie. Je la lirai, ainsi que l’ensemble de vos notes. Si je constate que vous révélez des informations de nature à compromettre la sécurité de l’État, je vous le signalerai. Une fois votre plaidoirie mise au point et inoffensive, vous l’apprendrez par cœur et irez plaider. Je ne vous retiens pas plus longtemps. Offrez à cet assassin le procès qu’il mérite. Nous nous revoyons demain à midi. D’ici là, faites votre devoir. Votre famille est prévenue, ne vous inquiétez pas.

À la prison où était détenu Sasha Romanski – un bâtiment de la taille d’un petit immeuble situé dans le rajon 10 (combien d’autres minuscules prisons secrètes sont disséminées ici et là dans la ville ? me demandais-je alors) – on me laissa patienter dans une antichambre sans fenêtre, seulement meublée d’une chaise, sous l’œil d’une caméra. Au bout d’une heure on vint me chercher pour la fouille – intégrale, comme un prisonnier : je dus me déshabiller devant un gardien, m’accroupir, tousser, ouvrir grand la bouche et ébouriffer mes cheveux. Il me rendit ensuite mes vêtements (eux aussi minutieusement examinés) et enfin me conduisit à la salle d’interrogatoire où mon client me rejoindrait. On me confia une liasse de papier et un crayon. Toutes les feuilles étaient numérotées. On me recommanda de les utiliser dans l’ordre. Une fois l’entretien terminé, je devrais rendre les feuilles inutilisées en même temps que le crayon.

La salle d’interrogatoire : une cellule étroite, sans fenêtre, de ciment gris, humide, puant le moisi. Une table rouillée et deux chaises d’acier, le tout boulonné au sol. Une caméra. J’ai demandé si je pouvais fumer. On m’a répondu par l’affirmative.

— Vous avez un cendrier ?

Du menton, on me montra le sol.

— Je peux offrir une sigareta à mon client ?

— Si vous voulez.

Je patientai plusieurs dizaines de minutes. À vingt-trois heures, Sasha arriva enfin, encadré par deux gardiens, des fers aux pieds et aux mains. Il me restait moins de douze heures pour apprendre de sa bouche tout ce que je devais savoir et établir une stratégie de défense. Dans moins de vingt heures il serait jugé – et, de toute évidence, condamné à mort.

Je décidais de me prendre au jeu et tenter de sauver sa tête. Le pénitencier à vie serait déjà une belle victoire – vu son regard désabusé, il devait en avoir conscience.

Je lui présentai mon paquet de Sobranie.

Il tendit les mains pour se servir – la chaîne, très courte, l’empêchait d’écarter les bras. Quand je découvris le tatouage sur son poignet, je compris pourquoi Vassiliev, dans l’ombre, supervisait le procès – mes espoirs de sauver la tête de ce jeune homme s’évanouirent : il s’agirait plutôt de ne pas faire le con et garder la mienne bien accrochée aux épaules.

D’après l’oiseau stylisé aux ailes de flammes qui ornait son poignet, celui qui avait tenté d’assassiner Fiodor Doubinski, Président du gouvernement provisoire de la RIM, appartenait à l’organisation Feniks. Ce groupuscule violent joua un rôle majeur dans la révolution. Or Feniks, avant d’évoluer en organisation autonome, fut fondé par… Alexandr Vassiliev.

Un procès politique ressemble à un match de boxe truqué. Non seulement le perdant doit s’écrouler au moment décidé par les organisateurs, mais en plus il faut qu’il se couche avec assez de réalisme pour que le public n’y voie que du feu.

 

2.

« Mes parents, je les ai pas connus. Ma mère était pute. Elle est morte en essayant d’avorter – elle est morte mais pas moi. J’étais prématuré de trois mois et ils ont réussi à me sauver. Pas mal, non ? Bon, la question que je me pose depuis toujours, c’est pourquoi ils ont essayé de me sauver alors que ça aurait été bien plus simple de m’achever et de faire comme si ma mère avait réussi son coup. Mais ça, j’aurai jamais la réponse, pas vrai ? Et je saurai jamais non plus pourquoi elle a attendu aussi longtemps pour se débarrasser de moi. Est-ce qu’elle hésitait à me garder ou est-ce qu’elle s’était pas rendu compte qu’elle était enceinte ? Mystère.

Bref. On m’a d’abord placé dans un orphelinat. D’ailleurs, j’étais le seul véritable orphelin, tous les autres étaient abandonnés par leurs parents pour des raisons économiques – je sais pas si je devais me sentir veinard ou particulièrement malchanceux. J’y suis resté jusqu’à quatre, cinq ans, après quoi on m’a confié à mon grand-père – au père de ma mère, quoi, qui a débarqué un beau matin pour repartir avec moi.

Un drôle de type, mon grand-père, un peu pédo – il avait même fait de la taule pour ça, dans les années soixante. Il violait régulièrement ma mère quand elle était ado. C’est lui qui l’avait mise sur le trottoir la première fois. Quand elle a foutu le camp, comme elle savait rien faire d’autre – il l’avait retirée de l’école, lui collait des roustes tous les jours et l’avait plus ou moins transformée en esclave après que sa femme, ma grand-mère, donc, l’avait laissé tomber une fois pour toutes – comme elle savait rien faire d’autre, elle a continué à être pute. Enfin, tout ça, c’est ma grand-mère qui me l’a raconté des années plus tard, moi, quand j’ai débarqué chez le vieux, j’étais surtout content d’avoir un foyer, quoi, et leurs histoires je m’en foutais pas mal. D’autant qu’avec moi rien de tout ça. Il me tabassait quand il avait l’alcool mauvais, mais à part ça il m’a jamais fait de mal – enfin, il m’a jamais touché, quoi, si vous voyez ce que je veux dire. Tant mieux, putain. S’il avait essayé un truc dans ce genre je lui aurais planté un couteau dans le bide. Mais de toute façon je pense pas que je l’intéressais – enfin, de ce point de vue-là. Et son séjour en taule avait dû le calmer un peu parce que tout le temps que je suis resté chez lui, il s’est tenu à carreau. Aucune drôle d’histoire, aucune sortie nocturne, aucune plainte du voisinage. Voobse nicego.

Si les gens de l’orphelinat savaient tout ça ? Vous voulez dire, chez quel genre de bon samaritain ils m’envoyaient ? Bien sûr, qu’ils savaient. Mais leur priorité n’était pas tellement le bien-être des nourrissons qu’on leur confiait, hein – plutôt de s’en débarrasser au plus vite. Alors le premier qui voulait en récupérer un, ils ne risquaient pas de lui demander un certificat de bonne conduite.

On habitait un genre de taudis en bordure de la Zona, au nord du Rajon 11. J’allais pas à l’école. Je passais mes journées à faire le ménage et la bouffe pour lui et tout mon temps libre à jouer dans la décharge avec d’autres gamins – à la dérive, comme moi. Premières sigareti à huit ans, premières cuites et premières amfetamini vers dix ou onze. Les années passant j’étais de plus en plus souvent dehors. Le vieux aimait pas trop ça. Il me foutait parfois des roustes parce qu’il trouvait que je me comportais mal avec lui et tout ça – pour marquer le coup, si vous voulez. Il avait pas tort, remarquez. Je couchais presque plus à la maison, je vivais avec ma gruppa. On faisait des petites conneries, des cambriolages, des trucs comme ça, rien de bien méchant. C’était les années 80, quoi. Le pays partait en couilles et nous on s’amusait comme on pouvait, on prenait du bon temps, personne ne se souciait vraiment de nous.

Je ne sais plus trop à quel âge j’ai décampé pour de bon. Ça s’est fait progressivement. Vers douze ans et demi, treize ans, je vivais déjà en permanence dans la rue ou dans des squats. L’Aeroportlag était fermé depuis un moment, le chantier avait repris. Heureusement ! Les anciens nous racontaient des histoires de dingues, des trucs qui leur étaient arrivés là-dedans, j’en croyais pas mes oreilles.

À cette époque-là j’ai retrouvé la trace de ma grand-mère – complètement par hasard. Un vieux type avec qui on bossait un peu – un genre de fourgue – l’avait bien connue dans le temps. Elle avait quitté mon grand-père pour lui et ils avaient vécu à la colle un moment. Quand il a compris que j’étais son petit-fils, il m’a expliqué qu’il l’avait pas vue depuis des années mais qu’il pouvait essayer de se renseigner – évidemment j’ai dit oui. Trois mois plus tard il m’apprenait que la pauvre vieille avait pas eu de bol dans la vie. Peu de temps après leur séparation elle s’était mise avec un salopard qui la faisait tourner à tous ses copains. Un soir il lui avait tailladé la gueule à coups de rasoir, alors elle s’était enfuie en pissant le sang et c’est là qu’une voiture de kopi l’avait renversée. La manière dont il me racontait ça, on aurait dit un gag, un putain de film comique, mais non, c’était juste la vie de cette pauvre vieille. Elle avait passé le reste de sa vie à l’hospis. Il lui a rendu visite, lui a parlé de moi, elle est tombée des nues – elle se croyait seule au monde depuis toujours et serait ravie que j’aille la voir. Elle était dans le sale état qu’on pouvait imaginer – gueule bousillée et couverte de cicatrices dégueulasses, un œil en moins, paralysée des jambes – mais n’avait pas perdu la boule.

Un an après elle est morte, à croire qu’elle m’avait attendu. Cancer. Faut dire que l’hospis était à deux pas du Zavod Djarzinski – certains soirs, la salle commune était carrément éclairée par les flammes des hauts-fourneaux, pas besoin d’allumer les lampes. J’imagine que les vieux, là-dedans, ont tous crevé de la même chose.

Ça m’a fait un choc. Je suis allé à son enterrement, et tout. Je pensais y croiser mon grand-père – je l’avais pas vu depuis un paquet de temps, le vieux. Mais il n’est pas venu. Il devait même pas être au courant, ce con – je veux dire, qui aurait pu le prévenir ? Même mon copain le fourgue était pas là – mais lui, il avait une bonne excuse, il était en tur’ma. Les risques du métier, quoi. Bref, je me suis dit que je pourrais rendre visite au vieux, lui annoncer la nouvelle et pourquoi pas renouer contact. Mais au kvartal tout avait changé – combien de temps que j’y avait pas mis un pied ? J’ai rien reconnu. Ils avaient rasé les baraki et construit à la place des immeubles comme on fait maintenant, des trucs soi-disant modernes mais où les murs moisissent dès qu’il pleut et quand tes voisins pètent tu peux sentir leur cul tellement les cloisons sont minces – de la saloperie, quoi. J’ai causé à deux ou trois anciens encore dans les parages, relogés sur place, et leur ai demandé s’ils savaient où était passé mon grand-père. En fait il avait déconné une fois de trop. Ce coup-ci c’est une petite du voisinage qui y avait eu droit, une gamine de onze ans – mais personne n’avait appelé les kopi, ils ont préféré lui expliquer eux-mêmes que ça se faisait pas. Je pouvais pas leur donner tort. Bref, on l’avait découvert un matin accroché à un lampadaire, pendu à sa propre ceinture, avec un écriteau autour du cou : « sac à merde ». Au début, le mec qui me racontait ça avait la rage – genre il pensait que je serais triste pour ce salopard, que j’allais le plaindre ou quoi, du coup il était prêt à me sauter à la gorge. Mais quand il a compris que ça me faisait ni chaud ni froid, il s’est radouci – on a fini chez lui à la vodka et on s’est quittés copains.

N’empêche ça m’a fait drôle. J’étais vraiment seul, maintenant. Ils étaient tous partis, j’avais plus aucune famille à part mon père – que j’avais jamais vu, je connaissais même pas son visage. J’ai pensé à lui. Je me suis dit – j’avais quatorze ans, à l’époque – qu’il devait en avoir trente ou quarante, peut-être plus, qui sait, et j’ai imaginé sa gueule – moi mais en moins maigre, en moins massacré. Je l’ai imaginé quelque part en ville, dans un bar, en train de boire un coup. J’ai chialé comme un con. Quand je me suis calmé j’ai retrouvé ma gruppa et on s’est éclaté aux amfetamini, le chagrin est passé.

Quelques semaines plus tard je me suis rendu à un miting de Feniks. C’était un des premiers, au début de l’organisation, y avait pas encore grand-monde. Ils avaient commencé par se réunir ils se tenaient dans des endroits pourris, dans les kvartali les plus pauvres – jusque dans la Zona. Ils filaient à bouffer, des bortschi, des chtchi, enfin des trucs bien chauds, quoi, qui tenaient au corps. Ils donnaient du lait en poudre aux mamans, des couvertures, des godasses, des tricots épais – ils filaient tout ça à ceux qui en avaient besoin et seulement après il était question de politika. Ça me plaisait, ça.

Ils nous expliquaient qui ils étaient, nous parlaient de la perestroïka, de pourquoi il fallait qu’elle s’applique ici. La première fois que j’ai vu Alexandr Vassiliev il m’a fait bonne impression. Un drôle de type. Habillé comme un apparatchik mais une tête de gamin des rues – il avait vingt-cinq ans et en paraissait cinq de moins malgré sa buska de délinquant juvénile qui a tout fait et tout vu… Au bout du compte c’est peut-être bien lui, davantage que tout le reste, qui m’a convaincu de les rejoindre – enfin, lui, sa gueule, je veux dire, pas ses discours. Je me reconnaissais dans ce visage, dans ce regard, dans cette allure de bandit, de type qui en a bavé, de zek, même. Il avait l’air paisible et bien éduqué et tout mais on sentait que la misère était pas loin, la violence non plus, qu’il aurait pas fallu gratter longtemps pour que le vrai Vassiliev refasse surface – en tout cas moi je le sentais, et vu le succès que son organisation a eu chez tous les laissés-pour-compte et les marginalʹnyji, je devais pas être le seul.

Après la réunion un type derrière une table attendait avec des papiers à signer pour ceux qui voulaient adhérer. J’y suis allé et j’ai signé. Aussi simple que ça.

Je crois que ça m’a fait du bien de rejoindre un vrai groupe – j’avais rien contre mes copains, mais Feniks y’avait pas que des gamins des rues comme nous, il y avait des adultes, des gens qui ont réussi. Pour moi, à l’époque, c’est ce qui ressemblait le plus à une famille.

J’ai grimpé assez vite dans la hiérarchie. J’ai pigé d’emblée qu’il y avait d’une part les aktivisti de base, ceux qui participaient aux manifestations, collaient les affiches, imprimaient les samizdati et que d’autre part y avait l’élita – les vraiment motivés, prêts à faire ce qu’il fallait pour chasser du pouvoir ce crevard de Petrov, cette sangsue, et rendre la liberté à notre pays. Évidemment je voulais en être. Rapidement on m’a repéré. Je suis pas con, j’apprends vite – on avait des cours d’histoire, de politique, on faisait du sport, c’était très encadré – et j’ai rejoint une petite troupe, un genre de noyau dur. Vassiliev passait du temps avec nous. J’ai plusieurs fois discuté avec lui en tête-à-tête. Un grand homme, je me disais.

Le mouvement a basculé en décembre 90, quand l’un des nôtres a tiré sur Petrov – même s’il l’a raté, ça a suffi pour qu’on nous prenne enfin au sérieux. Du coup, comme Vassiliev – qui avait des ambitions politiques – ne pouvait pas être vu comme le chef d’un groupe terroriste et criminel, il s’est détaché de nous – normal, c’était pas une trahison, c’était tactique. Il a créé son parti à la con, Renaissance Démocratique, qu’ont rejoint tous les militants, disons, civilisés. Les barbares dans mon genre, on est restés dans Feniks, désormais plus ou moins autonomes – tout en continuant à être liés à Renaissance Démocratique, bien sûr. C’est là qu’on s’est tous fait tatouer le poignet. Pour se reconnaître entre nous – c’était pas l’idée de Vassiliev, ça. C’était l’idée de personne. C’était la nôtre.

On menait des actions de plus en plus violentes. Émeutes, attentats, on y allait franchement, pas à la façon couille-molle des autres partisans de l’indépendance. On voulait qu’il se casse, ce gros porc de Petrov, et qu’il nous rende notre liberté. On voulait quitter l’URSS, on voulait l’économie de marché, la démocratie, et tout ça.

Le temps passe et nous voilà en 92. En cinq ans j’avais beaucoup évolué – j’étais discipliné, obéissant, je m’habillais correctement, je mangeais à ma faim, je me cultivais, je me sentais bien dans ma peau – Feniks prenait soin de nous.

J’encadrais les nouveaux venus et je montais des opérations de plus en plus importantes. Bon, je voyais jamais Vassiliev, normal, c’est le jeu, mais je sais qu’il connaissait mon nom et qu’il m’appréciait. J’étais allé en prison deux ou trois fois et on m’avait fait comprendre que ce genre de dévouement et de loyauté, c’était quelque chose à quoi il tenait.

Bref, comme je disais, nous voilà en 92 et là, gros changement sur le plan politique. Est-ce que notre guérilla et nos actions terroristes y sont pour quelque chose ? Peut-être. Ça a chauffé sévère pour Vassiliev et les autres – ils ont dû se planquer à l’ambassade d’Allemagne pour éviter de se faire refroidir – moi j’ai suivi le mouvement. Et dans la foulée, Gabrilov – jusqu’alors l’âme damnée de Petrov, de cette sale pute vérolée de Petrov – a retourné sa veste et il est passé de notre côté. Ça l’a mis lui aussi en danger de mort, mais plutôt que de se planquer à l’ambassade avec les autres, il a filé en Israël – Renaissance Démocratique avait besoin de quelqu’un qui soit libre de ses mouvements pour nouer des alliances et tout ça. Vassiliev a décidé qu’il lui fallait une garde rapprochée, des aktivisti loyaux et compétents pour l’accompagner. Il a affecté cinq militants à cette tâche et j’ai fait partie du lot – il m’a carrément désigné pour encadrer l’escouade. D’un côté j’avais pas trop confiance en Gabrilov, je savais pas ce qu’il valait sur le plan politique ni ce qu’il avait dans le ventre, mais à part ça je vous dis pas comme je me suis senti fier, que Vassiliev me choisisse moi. À même pas dix-huit ans j’avais l’impression d’être le roi du monde. Un putain de chevalier.

En Israël on est restés six mois sans rien foutre – sans bouger une oreille. De mai à octobre 92. Après les cinq années que je venais de vivre, pleines de violence, d’adrénaline, d’action permanente et de camaraderie – la vie militaire, quoi –, j’ai eu du mal au début à trouver mes marques. On vivait dans des grands hôtels, on circulait en avion ou en voiture avec chauffeur, on mangeait dans des cantines de luxe et on gardait l’œil sur Gabrilov pendant qu’il discutait avec des types louches, des hommes d’affaires occidentaux, des espions. À part l’entraînement, zéro activité physique. Je ne pigeais pas la raison de notre présence. C’était pas comme si Gabrilov risquait sa vie, en plus les services secrets israéliens l’avaient à la bonne, c’était leur invité. Et question protection rapprochée ils étaient cent fois plus efficaces que nous. Mais bon, c’était une affaire de protocole, il paraît, d’apparat – si Gabrilov s’était déplacé sans ses propres gardes du corps il serait passé pour un baltringue. Pourquoi pas.

Ce qui est surtout arrivé pendant ces quelques mois – et que j’ai pas vu venir – c’est que je me suis découvert un père. Il était pas très vieux, Gabrilov, trente-cinq piges, mais il avait connu un paquet de trucs que j’avais pas connu. Il avait été vraiment proche du pouvoir, avait fait la guerre… Avant de claquer la porte il était Président du Conseil des ministres, et avant ça avait passé des années en Afghanistan – et pas planqué à l’arrière, hein, au front. Il avait risqué sa peau, avait vu mourir ses hommes.

Il m’a pris sous son aile. On se racontait nos vies. Entre nous pas question de hiérarchie – même pas vraiment d’amitié, d’ailleurs : je me confiais à lui comme à un père et il me traitait comme un fils. Aussi simple que ça.

Je l’ai aimé. Pour la première fois j’ai respecté et aimé un adulte – la dernière, aussi. De toute façon maintenant c’est trop tard, pas vrai ? C’est pas comme si j’allais en rencontrer beaucoup d’autres, des adultes – ni des gamins. À part vous, mon juge et les mecs qui vont me fusiller, je vais plus rencontrer grand-monde.

Faites pas cette tête. Je sais bien que vous allez faire de votre mieux, vous avez l’air d’un chic type, j’ai rien contre vous – un type bien nourri, bien habillé, qui n’a jamais connu la misère ni rien, un bébé, quoi, un puceau. Les dés sont jetés. Je me suis bien fait enculer et puis c’est tout, il faut bien que j’accepte – même si c’est dur à avaler.

Bref.

En octobre-novembre 92, alors que ça chauffait de plus en plus, Gabrilov a effectué quelques voyages en ex-Allemagne de l’Ouest et s’est même rendu plusieurs fois à Mertvecgorod, dans le plus grand secret, pour préparer ce qu’ils appelaient l’opération Raskolnikov – un coup d’état, avec l’aide des Américains. Moi il m’a bien fait comprendre que pendant l’opération je resterais à ses côtés – aller faire le con dans les rues avec une mitraillette à la main n’était plus à l’ordre du jour, ça ne l’intéressait pas que je me fasse tuer par une balle perdue. Il avait d’autres projets pour moi. Malgré la frustration – évidemment j’avais qu’une envie, c’est en découdre – je me suis senti super important. C’était la première fois que quelqu’un avait des projets pour moi – des vrais projets, je veux dire, des projets d’avenir.

Mais les choses se sont pas passées tout à fait comme prévu, hein ? C’est le moins qu’on puisse dire.

Ça a commencé à merder le 28 décembre. Premier pépin : impossible de quitter Israël. On s’est fait prendre en chasse alors qu’on était en route pour l’aéroport. Panique, le chauffeur arrive à semer nos poursuivants mais à l’aéroport c’est pire – ça grouille d’agents russes – enfin de partisans de Petrov, quoi, d’espions, on les repère à cinquante mètres, c’est pas dur de les esquiver, mais pas moyen de grimper dans cet avion, on ne quittera pas ce pays de merde – tout ce qu’on parvient à faire, c’est trouver une planque à l’ambassade de France.

C’est comme ça qu’on a manqué la Révolution – en restant enfermé dans un putain de bureau. J’en aurais chialé. Et Gabrilov était pas beau à voir non plus. Il se tenait informé heure par heure. L’Histoire continuait sans nous, on avait raté le coche. Notre rôle dans la Révolution nous glissait entre les doigts et pour couronner le tout, les autres nous avaient repérés – ils campaient carrément devant l’ambassade, aussi discrets qu’un furoncle sur le cul d’une pute. Coincés, qu’on était. On se faisait des bras d’honneur et des doigts, eux depuis leurs voitures, nous depuis le balcon – quelle connerie !

Quand on a enfin pu revenir à Mertvecgorod c’était trop tard.

Ils ont foutu Gabrilov hors-jeu en mars 93 – viré du gouvernement provisoire et bombardé grand chef de la justice militaire. Un os à ronger, rien d’autre. À ce moment-là, moi, je suis resté dans son sillage, mais je n’appartenais plus à rien, Vassiliev venait de dissoudre Feniks. J’ai joué auprès de Gabrilov le rôle d’aide de camp, si on veut, de secrétaire, d’assistant, j’avais mon bureau à côté de lui, je le suivais dans les couloirs, je l’accompagnais aux réunions et j’en profitais pour ouvrir grands mes yeux et mes oreilles, pour apprendre.

Seul bon moment de cette sale période, le procès de Petrov. Gabrilov l’a instruit. J’étais aux premières loges et on s’est bien payé le tyran, ça oui – pas que lui, d’ailleurs. La femme, les gosses, toute la famille ! Le vieux, ils l’ont pendu. Les autres, fusillés.

Mais Gabrilov l’avait très mauvaise. Il répétait à longueur de journée que Doubinski lui avait volé son destin. J’ai fini par piger que leur rivalité ne datait pas d’hier. Ils avaient fait l’Afghanistan ensemble, et avant ça l’école militaire – plus de quinze ans qu’ils se connaissaient, plus de quinze ans qu’ils se haïssaient. Gabrilov m’expliquait en long et en large à quel point Doubinski était une crapule encore pire que celle qu’on venait de pendre, une ordure hypocrite qui cachait sa cupidité derrière de grands discours.

C’est dans cet état d’esprit qu’il a relancé Feniks, avec la bénédiction de Vassiliev– dans le plus grand secret, bien sûr. Officiellement Feniks s’est relancé tout seul, sans chef. Rien ne pouvait me faire plus plaisir, évidemment. J’ai encore pris du galon et suis devenu officier supérieur. En gros c’est moi qui montais les opérations et qui servais de lien entre les différents groupes de militants. C’était une période marrante, j’ai renoué avec une activité physique intense, avec la violence, je me sentais à nouveau dans mon élément. On en a aussi profité pour faire quelques casses et se remplir les poches, bref c’était la belle vie.

Mais pendant que je prenais du bon temps la politique continuait. Et quand Gabrilov a compris qu’il était baisé, qu’il ne pourrait pas se présenter aux élections présidentielles qui étaient en train de se mettre en place – juste parce que Doubinski avait sorti de son chapeau une loi bricolée rien que pour ça, rien que pour l’empêcher, lui, de se présenter –, il est devenu enragé. Il aurait accepté de se faire battre à la loyale, mais un coup de pute pareil, ça l’a écœuré.

C’est là que s’est imposée l’idée de buter Doubinski et de prendre le pouvoir par la force.

Évidemment, ils diront que c’était mon idée et à moi seul. Le commissaire qui m’a interrogé tout à l’heure, avant que vous n’arriviez, c’est ce qu’il a noté dans ma déposition – mais c’est pas vrai. Ils diront que j’étais furieux, que je les ai traités de slabaki, que j’allais les sortir de la merde, qu’ils verraient bien qui j’étais – c’est le commissaire qui m’a interrogé qui a écrit ça, il m’a dit de signer mes aveux et j’ai signé, mais c’est pas vrai, c’est pas ça la vérité, ça s’est pas du tout passé comme ça.

Vassiliev bouffait avec Gabrilov et moi je travaillais dans la pièce voisine, je rédigeais des comptes-rendus. Je les ai entendus discuter de ça, peser le pour et le contre, se monter la tête. Je me suis demandé s’ils étaient sérieux. Moi ça me faisait ni chaud ni froid, à part que je voyais pas qui ils comptaient envoyer au casse-pipes. Faut être con, pas vrai ?

C’est quand Gabrilov m’a convoqué le lendemain que j’ai pigé. Quand il a commencé son discours – moi, qu’il considérait comme son propre fils, à l’abattoir. Un honneur – tu parles. J’ai fait le mec fier et content de gober tout ce qu’il me disait – je me ferais arrêter mais une fois qu’il aurait pris le pouvoir il me libérerait aussitôt et je sortirais de taule comme un héros. Je savais bien qu’il mentait et m’envoyait sciemment à la mort – qu’il ait pas eu les couilles de me le dire, voilà ce qui m’a fait le plus mal.

Je suis encore qu’un gamin mais je sais bien qu’un assassin n’est jamais un héros, jamais, et encore moins aux yeux de son commanditaire. Ça m’a horriblement déçu qu’il me dise pas la vérité, qu’il ait pas ce courage-là. C’est comme si le sol s’ouvrait sous mes pieds. J’ai rien laissé paraître, bien sûr.

Et puis d’un autre côté j’étais vraiment fier – pour de bon. Il fallait effectivement que quelqu’un fasse le sale boulot, se sacrifie, et il m’avait choisi moi. On pouvait le voir comme la pire des trahisons ou comme un grand honneur. J’arrivais pas à me décider et j’y arrive toujours pas.

Mais je me suis rendu compte d’un truc, ce jour-là, dans son bureau : j’avais pas envie de mourir. S’il y a bien une chose dont je suis sûr désormais, c’est ça : j’ai pas envie de mourir – et encore moins pour des mensonges.

Le plan était simple. J’entrerais en contact avec la garde rapprochée de Doubinski en expliquant que j’avais des renseignements urgents et confidentiels à communiquer au Président, des trucs qui concernaient la sécurité de l’état, que personne d’autre que lui ne devait entendre. On me fournirait des infos réellement confidentielles histoire que je sois crédible. Ça se passerait le jour de Noël – soi-disant parce que ce jour-là je pouvais plus facilement échapper à la surveillance de ceux que je trahissais, en fait parce qu’on espérait qu’il y aurait moins de gardes que d’habitude. Une fois dans son bureau je devais le flinguer et me rendre, surtout pas résister, surtout pas risquer de me prendre une balle – et attendre gentiment qu’on me libère.

Voilà. J’y suis, dans ma cellule. Et ils vont me libérer – une fois pour toutes, ça oui. Avant-hier, en me remettant mon arme, il m’a proposé de me confesser – il m’a dit que si tu veux voir un pope et soulager ta conscience… Non merci, j’ai répondu – non merci, je crois pas en Dieu. Il a souri et m’a laissé seul. C’était avant-hier soir. La dernière fois que je l’ai vu. Je le reverrai pas, il viendra pas au procès, bien sûr.

Ce qui me déçoit le plus c’est qu’il m’ait pris pour un con. Qu’il ait essayé de m’embobiner. Qu’il ne m’ait pas présenté la situation avec franchise. Je n’aurais pas refusé, de toute façon – on refuse pas ce genre de mission, il le sait et je le sais aussi. Alors pourquoi m’avoir regardé dans les yeux et m’avoir juré que je sortirais bien vite de prison, hein ?

C’est ça que j’arrive pas à avaler. Et il se rend pas compte que ça gâche tout, ce mensonge, que ça gâche toutes ces années passées avec lui, que ça ridiculise mon engagement, ma loyauté, tout ce en quoi j’ai cru. Peut-être que j’aurais aimé ça, être un martyre de la Révolution, qui sait ? à la place je suis le couillon de la farce.

Pourquoi je l’ai fait alors ? C’est ça que vous vous demandez, pas vrai ? C’est exact, j’aurais pu tenter des tas de choses à la place. J’aurais pu abattre Gabrilov et me loger une balle ensuite. J’aurais pu simplement m’enfuir et disparaître. Mais je n’avais plus envie. La vérité c’est que j’ai baissé les bras devant l’énormité de son hypocrisie. J’ai perdu courage – je n’ai jamais cru en Dieu mais si j’avais eu foi un jour en quelque chose alors c’était fini, terminé – son cynisme venait de me faire perdre tous mes idéaux.

Pourtant j’avais pas envie de mourir, j’avais pas envie qu’on me sacrifie d’une façon aussi minable. Et maintenant non plus j’ai pas envie de mourir, j’ai envie de vivre. C’est con, hein ?

Le plan s’est déroulé comme prévu. Le matin du jour de Noël je me suis présenté à l’entrée du palais présidentiel et j’ai raconté mes boniments. Ça a marché. Ils m’ont fouillé mais j’avais un micro flingue, un truc d’agent secret planqué dans ma manche, exprès pour ce genre de cas, ils l’ont pas trouvé. On m’a fait patienter dans un couloir et puis on est venu me dire que le Président avait été appelé à une tâche urgente et qu’il ne pourrait pas me recevoir avant le début de l’après-midi. C’est pas grave, j’ai répondu, je vais attendre. J’étais dans le couloir qui reliait l’aile ouest au bâtiment principal. À travers les fenêtres en ogive je matais la cour d’honneur et les statues en marbre blanc qui s’y trouvaient. Je savais pas combien de temps je devrais poireauter. J’ai décidé que si au crépuscule rien ne s’était passé je me ferais sauter le caisson.

Mais vers quinze heures j’ai vu une porte s’ouvrir au bout du couloir et Doubinski s’est avancé dans ma direction accompagné d’un type que je n’ai pas reconnu. J’ai observé Doubinski. Même carrure que Gabrilov et quasiment le même âge – à part ça on ne pouvait pas faire plus dissemblable. Le regard, surtout. Je me suis mis debout et j’ai dit Monsieur le Président et les deux se sont interrompus et m’ont regardé. Le type qui accompagnait Doubinski a compris qu’un truc allait se passer. Le temps que je tire il s’est interposé. Il a pris la première balle. Il est tombé. J’ai eu le temps de tirer deux fois dans la poitrine du Président mais pas de retourner l’arme contre moi, ce que j’avais décidé de faire au moment où je m’étais levé – tuer Doubinski et me suicider. Mais j’ai pas eu le temps. Les gardes m’ont plaqué au sol et arraché le flingue des mains. »

 

3.

Je me demande ce que Sasha pensa, ressentit, en constatant que Gabrilov présidait le tribunal.

Iakov Gabrilov resta de marbre, en tout cas. Pareil aux statues qui peuplaient la fin du récit de celui qu’il considéra, à un moment, comme son fils.

Mes notes et toute la confession de Sasha furent bien sûr brûlées par Alexandr Vassiliev. Nous nous sommes regardés d’un air entendu. Désormais une forme de complicité nous unissait.

Je savais avec quelle aisance on pouvait passer de complice à coupable, de complice à victime.

J’avais tout appris par cœur en prévision du jour, proche ou lointain, où j’aurais le courage de tout retranscrire.

J’offris à mon client une plaidoirie lamentable – expurgée de tout ce qui aurait pu justifier son acte, sauver sa tête, mettre en péril celle de ses mentors, il ne lui restait ni sens ni substance.

Les dispositions propres à ce tribunal d’exception stipulaient que je devais me tenir un mètre derrière mon client et ne pas lui adresser la parole, tandis qu’il n’avait pas le droit de se retourner vers moi. Au moins je n’eus pas à lire sur son visage le mépris qu’il me vouait sans doute.

Il ne prononça pas un seul mot et ne provoqua pas le moindre désordre. J’ignorais s’il était résigné ou drogué.

Sans surprise il fut condamné à mort. Gabrilov fixa la date et le lieu de l’exécution : le lendemain matin, à sept heures trente, dans la cour du palais de justice, sans témoin.

Je ne vis pas mourir Sasha Romanski.

Sa dépouille fut jetée dans la fosse commune d’un des nombreux cimetières de la ville et son nom effacé du registre funéraire pour empêcher qu’on vienne se recueillir sur sa tombe. Par décret, Gabrilov, désormais à la tête de l’état, disposa que le nom de Sasha Romanski, traître à son pays, devait disparaître des mémoires. Ce fut sa première décision en tant que chef de l’État.

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