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(Texte initialement publié dans la revue Freeing, parue en septembre 2021)

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« [Ce fait divers] s’est produit au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que la RSSM se trouvait dans la tourmente de la guerre d’indépendance, ce qui explique qu’il soit à l’époque passé relativement inaperçu. […]

En 1994, Piotr Olegski Rougov dirige l’institut médico-légal de Mertvecgorod depuis deux décennies, placé à ce poste par le Président du Soviet suprême Mikhaïl Petrov, dont il est l’ami depuis toujours. Embaumeur de formation, Rougov exerce son art après de nombreuses famille de la nomenklatura, dont celle de son protecteur, bien entendu.

Lorsque Petrov est condamné à mort puis exécuté par le gouvernement provisoire de la RIM naissante, Rougov n’est pas inquiété – sans doute, personne ne le considère comme politiquement dangereux. Peut-être aussi qu’en plus de deux décennies il a su se rendre indispensable et inamovible. […]

Sa fille Apollionia Piotrovna signale la disparition de Piotr Rougov le 12 janvier 1994. Le pays est encore bouleversé par la tentative d’assassinat perpétrée sur l’amiral Doubinski et la prise de pouvoir du général Gabrilov […].

Le récit qui va suivre, tiré principalement des différents interrogatoires subis par Apollionia Rougov, suspectée avec ses complices de jouer un rôle direct dans la disparition de son père, ne semble guère crédible. […] Néanmoins, il faut bien constater que le corps de la victime n’a jamais été retrouvé.

Année après année, Piotr Rougov développe un rapport étrange à la mort, où se mêle répulsion et fascination. Il est par exemple de notoriété publique qu’il photographie le visage de chacun des cadavres qui passe par ses locaux, ainsi que ceux qu’il a la charge d’embaumer. Il compilerait ces étranges « portraits » dans une série d’albums qui, d’après ceux qui les ont aperçus dans la bibliothèque de sa datcha, compterait au moment de sa disparition plusieurs dizaines de volumes – à noter d’ailleurs qu’ils se seraient évanouis en même temps que leur propriétaire. […] D’autre rumeurs entourent certaines pratiques peu orthodoxes du directeur. Le Parti diligente même plusieurs enquêtes dont les résultats ne sont pas rendus publics. Toutefois, Rougov ne semble subir aucun ennui. […] « Docteur » Rougov, devrait-on l’appeler, puisqu’en plus de ses fonctions de directeur et d’embaumeur, il fut l’un des élèves les plus doués de Mikhaïl Mikhaïlovitch Guerassimov en matière d’anthropologie judiciaire. […]

En 1991 ou 1992, il apprend qu’il souffre d’un cancer incurable – gorge, foie ou poumons selon les sources. Rougov est un gros fumeur et un buveur solide. C’est à ce moment-là qu’il décide d’organiser sa disparition – dans tous les sens qu’on peut attribuer à ce mot, comme on va le voir. Une idée fort simple le guide : il ne veut pas que son corps subisse après son trépas la moindre altération. Qu’il se fasse embaumer – ce qui arrivera très probablement, quelles que soient ses dernières volontés, puisqu’il est une personnalité importante du pays et qu’à cette époque (jusque dans les années 2000), la pratique est courante en ce qui concerne les apparatchiks –, enterrer ou incinérer, les résultats resteront identiques à ses yeux : ces modifications et ces destructions arbitraires et violentes du corps le répugnent. […]

Lui vient alors l’idée du festin, c’est-à-dire d’un festin dont il serait, lui, à la fois le repas et le principal invité. […]

Convaincre sa fille et ses amis n’est pas chose facile […].

Le 10 janvier 1994, une voiture conduite par un ami à lui (Pavel Solodnikov, médecin et biologiste, ou Anatoly Barychev, auteur de théâtre) vient le chercher à son domicile du 132, prospekt 709, dans le rajon 12. Selon les voisins, qui sont donc les dernières personnes à apercevoir Rougov en bonne santé, il est entre sept heures et sept heures trente du matin. Rougov est ensuite conduit dans une datcha du rajon 13 appartenant à Rostik Zarzycki – qui n’est pas encore une vedette de la télévision mais un modeste journaliste de la radio d’État –, ami d’enfance du disparu.

Au cours des semaines suivantes, il est méthodiquement dévoré par sept personnes : outre les quatre déjà citées, participent au repas Julia Chkouratov, anthropologue, Misha Rytine, avocat, et… Rougov lui-même. On le maintient en vie au moyen de machines, drogues et sérums divers. Les parties de son corps qui ne peuvent être ingérées directement (os, poils, cheveux…) sont réduites en poudre et mélangées à la farine qui servira à confectionner le pain accompagnant ce macabre repas. […]

Selon les sources, Piotr Rougov décède le 3, 4 ou 5 février. […]

L’enquête conduit à l’arrestation de l’auteur de théâtre Anatoly Barychev le 17 mars. Le reste du groupe est appréhendé au cours des jours suivants et mis au secret. Le procès se tient à huis-clos du 11 au 19 juillet. Rostik Zarzycki nie sa participation au crime et déclare que sa datcha a été utilisé frauduleusement et à son insu. Les autres accusés démentent ses propos et affirment au contraire sa complicité à chaque étape du projet. Le tribunal le déclare innocent. Tous les autres, diagnostiqués « schizophrènes torpides » […], sont enfermés sur le champ dans un hôpital psychiatrique pour une durée indéterminée.

L’asile où ils séjournent n’est pas connu, non plus que la date de leur éventuelle libération ou de leur décès. Quant à Rostik Zarzycki, il sera assassiné en 2021 par un groupe terroriste […] sans jamais s’être exprimé à propos de cette histoire. »

 

Vincent Lacroix, Cent faits divers soviétiques et post-soviétiques, pages 324-336, Éditions de l’Homme, 2025

 

***

 

« Une fois réglé le problème de la disparition des organes vitaux, qu’il est facile de dépasser en employant des procédés artificiels assumant leur fonction, il subsiste alors l’interrogation principale : où se situe le siège de la vie – ou plus précisément : de l’âme ?  Posons la question autrement : que peut-on soustraire à un corps humain sans interrompre ce phénomène que les Latins nommaient « anima » et que les Égyptiens de l’antiquité appelaient le « Ka » ? Jusqu’à quel point de dissolution peut-on pousser la matière entourant l’âme, sans compromettre celle-ci ? Par le passé, diverses expériences de ce type furent tentées, qui toutes convergèrent vers la même théorie : le siège de l’âme se situe dans la tête. Ou plus exactement dans le système pensée-conscience, à quoi l’on ajoute, éventuellement, les organes sensoriels et de la parole. Je suis donc parti de ce point : considérant un corps amputé de tout ce qui est inutile à la conservation et l’expression de l’âme, considérant, basiquement, une tête maintenue artificiellement en vie et reliée à un dispositif électrique lui permettant de s’exprimer sans le truchement de la voix, que peut-on ôter à cette tête sans endommager l’âme ? En premier lieu la bouche, la mâchoire, la peau, le scalp, le crâne. Ensuite, pour peu qu’on adjoigne au cerveau, toujours selon le même principe de prendre en charge artificiellement les fonctions vitales ou nécessaires, un système d’enregistrement optique et auditif permettant à la « persona » de voir et entendre, il est possible d’ôter les yeux, les oreilles, le nez – bref, de ne laisser, à nu, plongé dans un liquide nutritif, alimenté de ce qui est indispensable à sa survie en tant qu’organe, que le cerveau. Et voici l’étape cruciale où je me trouve aujourd’hui. Voici également quel chemin je me propose désormais de parcourir, chers confrères : que pouvons-nous soustraire à ce cerveau, quelles portions, quelles cellules pouvons-nous lui ôter, sans que ne soit compromise l’existence de l’âme ? Voilà enfin révélé le but ultime de mes recherches : découvrir le point exact, central, de l’ »anima« . Mettre à jour, mes chers, mes estimés confrères, l’atome de l’âme. »

 

Professeur Andru Markovitch Iankov (11 décembre 1946 – 27 avril 2025), communication prononcée à une date et en un lieu inconnus, reprise par Roman Stepanov dans KGB, NSA et parapsychologie : une guerre secrète, Éditions Podpolʹnye, 2002

 

***

 

« C’est en prison qu’on m’a raconté l’histoire la plus bizarre que j’aie jamais entendue. C’était aux alentours de 2020-2022, je ne me souviens plus avec exactitude. On m’avait collé un nouveau voisin, à cette époque, un drôle de type, tombé pour trafic d’organes. On le disait aussi pédophile, amateur de tourisme sexuel. Il niait les deux. Il expliquait que quelqu’un le tenait par les couilles et qu’il n’avait pas le choix, devait endosser les responsabilités d’un autre et faire son temps sans se plaindre. Les conneries habituelles. En tout cas il était en zone de surveillance spéciale, comme moi, ce qui ne pouvait signifier que deux choses : soit il était réellement pédo et tous les autres détenus voulaient sa peau, soit il s’était déjà évadé plusieurs fois. Je n’ai pas cherché tant que ça à creuser la question.

Nous communiquions d’une cellule à l’autre au moyen des chiottes, il ne fallait pas être dégoûté, des chiottes à la turque qui avaient connu la merde et la pisse de générations de taulards avant nous, en fait un simple trou dans le sol, cimenté, dans lequel il fallait pratiquement enfoncer la tête jusqu’aux épaules si on voulait se faire entendre – mais, hé, si vous n’avez jamais été collé à l’isolement, vous ne savez pas ce qu’un être humain est prêt à faire pour simplement causer avec l’un de ses semblables.

Un soir il m’a raconté cette fameuse histoire. Ça se passait dans une datcha, à Mertvecgorod, dans les années quatre-vingt-dix. Il était gamin, âgé d’une dizaine d’années. Il n’aurait pas dû se trouver là, c’était le fils d’un des protagonistes. Il n’a pas participé, bien sûr, mais il a tout vu.

Ils étaient une demi-douzaine et ont bouffé un type vivant, qui a lui-même participé au repas. Il y avait parmi eux une espèce de médecin chargé de maintenir en vie le mec le plus longtemps possible. Ça a duré presque trois semaines. Ils ont commencé par les jambes, puis les couilles, le cul, les mains, les bras. Une fois les mains dévorées, il a fallu nourrir le gars, lui donner la becquée. D’après mon pote, le type était volontaire, et mieux que ça, c’était à son initiative qu’ils étaient tous en train de le bouffer.

Ils lui ont mangé le foie, les boyaux, tout. À ce moment-là, il ne restait plus de lui qu’une espèce de tronc et des appareils qui le maintenaient en vie. Ils ont continué, les reins, les poumons, le cœur, le type ne mourrait toujours pas, grâce aux machines bizarres et à des piqûres qu’on lui faisait toutes les heures, tout ça sous la surveillance du médecin, un vrai savant fou ! à la fin il n’est resté de lui que la tête et elle vivait toujours, dans une espèce d’aquarium rempli d’un liquide jaune pisse, avec plein de tuyaux plantés de partout.

Si vous trouvez déjà que ça c’est incroyable, délire et compagnie, attendez la suite : le type bouffait toujours. C’est-à-dire qu’on lui enfournait des petits bouts de ce qu’il restait de sa propre chair (une portion d’œil, un fragment d’oreille, un peu de peau du front…), qu’il le mastiquait… et que ça ne ressortait nulle part ! D’après mon pote, ce qui pénétrait dans la bouche de la tête sans corps disparaissait purement et simplement. Et ça ne s’est pas arrêté là. Ils ont boulotté les dents, le palais, la langue, la mâchoire. À la fin il n’y avait plus, dans l’aquarium, que le cerveau et les tuyaux plantés dedans, qui l’alimentaient en plasma et en tout un tas d’autres trucs. Le cerveau vivait toujours et continuait à manger. Chaque jour, quelqu’un découpait un minuscule bout de cervelle, sous la surveillance du savant fou. L’une des parts était plongée dans l’aquarium… et s’évaporait. D’une manière ou d’une autre, ce tas de méninges de plus en plus petit continuait à s’auto-bouffer.

Un beau matin, alors qu’il ne restait du mec qu’un morceau de cerveau de la taille d’une noix et que les bouchées qu’ils se partageaient étaient devenus minuscule, des fragments d’un ou deux grammes chacun, celui-ci a disparu. Personne n’a vu ce qui s’est passé au juste, même pas mon pote, mais le fait est que quand ils sont venus vérifier que tout allait bien et prélever la lamelle du jour, le bocal était vide, terminé, plus rien, le type s’était cannibalisé en intégralité.

Je me doute de ce que vous vous posez comme question. Est-ce que je suis assez dingue pour croire à une histoire pareille ? Vous savez, quand on croupit en isolement pendant des années et des années sans voir un seul visage humain, n’importe quelle connerie permettant de penser à autre chose est bonne à prendre, qu’elle soit amusante ou horrible, vraie ou fausse.

Mon voisin de cellule s’est suicidé quelques semaines après m’avoir raconté ça. Je ne sais pas comment il a fait au juste, mais s’il y a bien un truc que j’ai appris en prison, c’est que quand on veut, on peut. »

 

Ivan Korol, Dom Temnica, pages 121-125, 2004

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