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(Texte initialement paru dans la revue RetroNews numéro 2, éditée par la BNF. Cliquer ici pour la commander.

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Quand Vadim ouvrit la porte, le synthétiseur vocal incrusté dans la partie supérieure du chambranle émit une série de sons douloureux pour les oreilles, d’où se détachaient, difficilement audibles, les mots « Anna Leonidovna ». La machine était programmée pour souhaiter une bonne promenade à Vadim et son épouse chaque fois qu’ils sortaient, et la bienvenue à leur retour. Mais depuis ce funeste 7 février, trois ans plus tôt, la majeure partie du message préenregistré se perdait dans un chuintement n’ayant plus rien d’humain – si tant est que la voix électronique ait un jour mérité ce qualificatif – et sonnait aux oreilles de Vadim comme un reproche amer et ironique. Il grimaça en franchissant le seuil. Si seulement il avait tapé plus fort et détruit pour de bon ce maudit perroquet ! Mais il ne pouvait faire mieux. Ses coups de poings, puis de marteau, la nuit de zapoï qui suivit le départ définitif de sa femme, ne servirent qu’à casser la partie externe du dispositif et endommager le processor, pas assez cependant pour le réduire au silence. Le reste du mécanisme demeurait inaccessible. Pour qu’il se taise enfin, il aurait fallu bousiller le mur, peut-être même arracher la porte.

Son chien trottinant derrière lui, il descendit les escaliers. Vadim et Anna – Vadim tout seul, désormais – habitaient au huitième étage d’une tour en béton des années soixante, perdue dans un ensemble d’une vingtaine de constructions identiques dessinant un vaste U entre les branches duquel s’alternaient parkings fissurés, espaces verts décrépits et aires de jeu insalubres, îlot séparé de la ville par un réseau de bretelles autoroutières, voies rapides, terrains vagues et bidonvilles qu’il valait mieux ne pas traverser la nuit ; une enclave brutaliste et post-industrielle où décennie après décennie les attaques à main armée et la crise économique provoquèrent la disparition des commerces et des services. La firme Ozon et son armada de drones rouge et bleu au son de crécelle avaient pris le relais. Ils livraient tout, du nécessaire au superflu, aussi bien les vêtements que le dentifrice, la vodka, les sigareti ou la nourriture. Bien sûr, entre les petits malins qui se prenaient pour des hackers de haut vol et les inévitables erreurs commises volontairement ou non par les employés sous-payés, il arrivait qu’on reçoive une pile de revues porno au lieu du bocal de chou fermenté initialement commandé, mais l’un dans l’autre ça ne fonctionnait pas si mal. Les vieux se plaignaient ne plus avoir le moindre rapport humain. Personne ne se souciait de leur opinion. Quelques-uns simulaient des suicides ou foutaient le feu à leur appartement, histoire de faire venir kopi, pompiers et doktori et grappiller un peu de compagnie.

Une fois dehors, son chien toujours sur les talons, Vadim s’éloigna en direction du sud-est, col remonté jusqu’au menton, masque filtrant lui mangeant la moitié du visage, bonnet vissé jusqu’aux oreilles. On ne voyait que ses yeux, agrandis par les doubles foyers de ses lunettes.

Il avait soixante et un an. Anna cinquante-huit. L’an dernier, après trois ans de séparation, un juge avec une tête de con avait officialisé leur rupture. Personne dans ce fichu bureau qui sentait le tabac froid et les pieds sales ne parut étonné. Ni le juge, ni les avocats, ni les abrutis chargés du travail administratif. Un homme et une femme de leur âge, mariés depuis trente ans, divorcent : personne ne s’en offusque. Le magistrat, haleine chargée et coulure de jaune d’œuf sur un costume élimé qui lui donnait l’allure d’un pochard, avait prononcé d’une voix morne une série de phrases incompréhensibles tandis que les deux avocats – ils occupaient les sièges du milieu, reléguant leurs clients aux extrémités comme s’ils redoutaient qu’ils se sautent à la gorge, ce qui se serait effectivement produit si on avait laissé une chance à Vadim d’exprimer son point de vue – luttaient pour ne pas s’endormir. Une vie brisée pour les uns, l’ennuyeuse routine pour les autres. Vadim avait eu envie de tout casser dans ce bureau sans âme perdu dans un kvartal anonyme de cette ville qu’il n’aimait pas, qu’il n’avait jamais aimée, même au temps de sa jeunesse, quand tout ne tombait pas encore en morceaux.

Suivi de son animal domestique qui reniflait le moindre coin avant de lâcher quelques gouttes de pisse en battant de la queue, il s’éloignait maintenant du groupe d’immeubles et traversait une lande boueuse et crevassée où les décharges sauvages et les voitures carbonisées tenaient lieu de végétation. L’homme et le chien accomplissaient tous les jours le même parcours. Une pluie fine, grise et pénétrante comme de la laine de verre les transperçait et transformait la lande en fondrière. La Ssaki, au détour d’un virage entre deux barres d’immeubles abandonnées et squattées, apparut enfin dans son champ de vision. Malgré son surnom absurde, cette rivière offrait à Vadim un havre de paix. Nulle part ailleurs il ne se sentait aussi bien depuis qu’en février 2029 sa vie avait volé en éclats.

Quelques mètres derrière lui, le chien émit un couinement aigu suivi d’un tintement électronique signalant un defekt.

— Putain, encore ? C’est pas vrai !

Le setter irlandais avait cessé de bouger – figé, regard vide, aussi inanimé qu’un objet. Vadim le rejoignit. D’une pression sur la nuque de l’animal il récupéra la carte SIM, la frotta sur son pantalon et la réinséra dans son logement. Le chien demeura inerte. Vadim dut recommencer l’opération trois fois avant qu’il ne daigne redémarrer. Il l’avait acheté d’occasion quelques mois après le départ d’Anna. Pour se sentir moins seul. Ces nouvelles créatures hybrides, animaux authentiques, vivants mais dotés d’une carte à puce, offraient toutes sortes d’avantages. À l’époque ils étaient à la mode et valaient une fortune – même celui de Vadim, de seconde main et en partie foireux, coûtait dix fois plus cher que son équivalent naturel. Il n’avait d’ailleurs toujours pas terminé de rembourser le crédit.

La pluie avait cessé. L’homme et le chien se tenaient devant la rivière. Une vingtaine de mètres séparaient les deux rives et un faible courant en ridait la surface vaseuse. Aucun poisson ne vivait plus là-dedans depuis bien longtemps et seul un candidat au suicide aurait voulu s’y baigner. Mais l’horizon dégagé et le silence permettaient d’oublier Mertvecgorod. Utilisant l’appli de son smartfon, Vadim régla le setter sur « joueur et excité » et le regarda s’ébattre. Ça lui faisait du bien. Le soir il choisissait « vieux et affectueux » et l’éteignait au moment d’aller au lit. Au début il le programmait sur « chien de garde », mais ce con aboyait tout le temps, le moindre bruit dehors ou dans les couloirs le rendait dingue, impossible de le paramétrer, alors il avait laissé tomber. Déjà que depuis le départ d’Anna il ne dormait presque plus…

Le chien disparut derrière un fourré. Les environs de la Ssaki restaient un des derniers endroits de la ville où la végétation poussait. Malade, famélique, aux couleurs anormales, mais c’était mieux que rien. On apercevait même à l’occasion quelques animaux : rats squelettiques et galeux, oiseaux d’épouvante, chats errants méchants comme des teignes. Vadim observait la surface de l’eau, pensif. Il avait ôté son masque et son bonnet pour sentir l’air lui fouetter la figure, tant pis pour les microparticules.

Le setter aboya avec exubérance. Intrigué, Vadim s’approcha et découvrit la trouvaille du chien : une culotte de femme. L’animal battait de la queue avec un plaisir manifeste et tournait autour de sa proie en faisant des petits bonds et en jappant. Son maître se pencha pour la ramasser. Une culotte rouge, aux bords dentelés, conçue pour mettre en valeur un fessier rebondi. Pas le genre d’accessoire qu’on trouve normalement ici. Il pensa évidemment au feminicid, mais on était au sud du rajon 11, à l’opposé du 14, 30 kilomètres plus loin, où toutes les victimes finissaient. Dans un mélange d’excitation et de honte il porta le sous-vêtement à ses narines. Par-delà la puanteur de la ville qui l’imprégnait, subsistait une senteur plus sourde, charnelle, une odeur de femme qui lui monta à la tête. Il n’avait jamais trompé Anna, ni du temps qu’ils étaient ensemble ni depuis leur séparation. Mais là, cette culotte abandonnée le fit bander. Il ne savait pas trop quoi en penser, s’il devait se réjouir de retrouver un semblant de libido ou se morfondre de ressembler à ces papis pervers qui reluquent les jeunes filles dans le métro. Quel genre de devuska abandonnait ses sous-vêtements au bord de la rivière ? La ville étant ce qu’elle était, Vadim imagina toutes sortes de situations horribles. Mais une autre part de son esprit, plus optimiste – ou exacerbée par ce parfum de chatte, ce parfum frais et lourd et rance qu’il n’avait pas flairé depuis si longtemps –, considéra que même ici le pire n’arrivait pas forcément : peut-être que ce bout de tissu avait appartenu à une minette qui venait de s’en payer une bonne tranche et l’avait tout simplement oublié dans le feu de l’action. Il imagina deux adolescents pressés, même pas le temps se déshabiller entièrement, le faisant à la belle étoile, éclairés par les phares de leur voiture. Peut-être était-ce leur première fois.

Quand trois quart d’heures plus tard il franchit la porte de son appartement, bandant toujours, la culotte roulée en boule dans la poche de son jean et sa main refermée dessus, pour la première fois il n’entendit pas les bafouillages du synthétiseur. Il crut d’abord à une espèce de signe, une manifestation du cosmos sous la forme d’un sous-vêtement souillé puis d’un silence, mais il s’agissait simplement d’une coupure d’électricité. Il se trouva un peu con. En fait il eut envie de pleurer. À la place il brancha son ordinateur sur son chien réglé en position « veille + charge extérieure » et se rendit sur un site de rencontres. Il n’y parlait à personne, mais passer du temps à observer les photos et lire les bio des femmes qui s’y inscrivaient, vraies ou fausses, l’apaisait (il se targuait de faire la différence sans problème : dans son esprit, les moches, un peu connes et/ou désespérées étaient vraies, les belles, sexy et/ou un peu trop salopes étaient fausses). Il s’endormit ainsi, assis dans son fauteuil usé, l’ordinateur en équilibre instable sur la croupe de son chien-robot inerte et transformé en table et en batterie.

Anna Leonidovna, au foyer du prospekt 18, dormait d’un sommeil médicamenteux et sans rêve. Une grande première. Habituellement, des cauchemars pénibles la visitaient, au cours desquels elle revivait inlassablement l’enfer conjugal qui fut le sien pendant trois décennies. Les insultes, les cris, les coups, les séparations brutales, les réconciliations forcées, les regrets, la peur, la frustration, la tristesse, la rage, la haine, l’amour, la terreur ; tout ça tissait dans son sommeil des histoires épouvantables et complexes où les protagonistes changeaient de visage, où les décors ordinaires mutaient en labyrinthes hostiles, où des ombres armées de griffes la disséquait vivante, où des monstres l’insultaient avec la voix de son père, de son ex-mari, du fils qu’elle n’a pas eu et qui lui reprochait de n’avoir pas réussi à le porter assez longtemps pour le mettre au monde. Mais cette nuit-là, rien d’autre qu’un coma gris et sans contours. La chimie, sans doute, faisait enfin effet. Mais en ouvrant les yeux elle eut peur que ce vide soit annonciateur de sa mort prochaine. Elle regretta les cauchemars.

Quand l’électricité revint, saluée par un concert de portes qui dans tout l’immeuble se réinitialisaient et souhaitaient la bienvenue à leurs propriétaires, s’adressant à des couloirs déserts, donnant l’impression étrange de se parler entre elles, Vadim dormait toujours.

Le chien, lui, pouvait-on considérer qu’il dormait ? Les objets ne dorment pas, mais il n’était pas un objet. Il devait se nourrir, déféquer, uriner, respirer ; si on le blessait il ressentait de la douleur, pouvait même mourir ; il éprouvait les sentiments qu’éprouvent les chiens : affection, crainte, fidélité, frustration, etc. Mais une puce, une carte SIM, contrôlait tout ça : il aurait pu mourir de faim – ou de ne pas chier –, se laisser massacrer, souffrance et instinct de survie abolis, expérimenter des émotions absurdes ou contre-nature, à partir d’un simple choix dans un menu. L’application ne permettait en principe pas ce genre de sadisme, mais les paramètres étaient faciles à bricoler. Ça n’était pas le style de Vadim, toutefois. Depuis que sa femme l’avait quitté, la violence en lui avait disparu, hormis à quelques occasions, comme le jour où il avait défoncé à coups de poings le synthétiseur vocal de la porte, et bien sûr le jour du divorce. Privé de cette énergie vitale, il se laissait mourir ; ça prenait simplement davantage de temps que prévu.

Qu’arrivait-il au chien-robot quand la puce ne se trouvait pas dans son logement ? Rêvait-il ? Était-il mort ? Certains pensaient que la puce contenait sa conscience, au lieu d’être simplement l’interface qui l’allumait, l’éteignait, la contrôlait. Pourquoi pas ? Une carte SIM qui rêve de viande fraîche, de proies à chasser, de femelles à saillir, on a sans doute vu plus bizarre.

Dehors, un drone de livraison se dirigea lentement vers une façade, lourdement chargé. Il arrivait que les commandes soient passées par les systèmes de domotiques et que les fenêtres intelligentes se chargent de la réception des marchandises. Pour peu que – comme dans le cas de Vadim – le compte en banque soit approvisionné par les aides de l’État, ce système pouvait se poursuivre pendant des semaines, des mois, après le décès de l’humain. Dans tous les kvartali de la périphérie de Mertvecgorod, ce genre d’histoire, vraie ou fausse, circulait. Des sociétés de sécurité proposaient, pour pallier cette crainte, des systèmes d’alerte. Vadim en avait acheté un et l’avait installé sur le chien. Ce dernier, au bout de 24 heures d’inactivité, devait se rallumer automatiquement et contacter le téléphone portable de son propriétaire. Sans réponse dans les douze heures, il envoyait un message aux autorités.

Vadim se réveilla. Il avait rêvé que des loups le dévorait.

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